36. Passer le rire à gauche

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Allan

Je sais que j’aurais dû lui demander comment s’était passé son rendez-vous, que je devrais donner l’impression que je m’intéresse plus que je ne le fais à ce qu’il se passe dans son entreprise, mais je n’ai pas réussi à franchir le pas. Je n’ai pas osé trop manifester mon désaccord avec son après-midi de travail en plein milieu des vacances, mais je n’ai pas non plus marqué la moindre trace d’intérêt. Ce n’est pas que ça m’indiffère, loin de là. Je suis même toujours aussi admiratif de ce qu’elle parvient à faire, de sa force de caractère, de ses réussites, mais le fait que tout ça empiète trop sur notre couple me dérange trop pour que j’affiche ce que je ressens réellement. C’est extrêmement bête, je le sais, mais bon, personne n’est parfait.

En tous cas, ça n’aide pas à réchauffer l’atmosphère, surtout que Maeva doit être dans le même état d’esprit vis-à-vis de Tiffany et de ce baiser que nous avons échangé. Je pense avoir réussi à la convaincre que je l’ai repoussée, mais elle me connaît bien et sait que tout n’a pas dû se passer exactement comme je l’ai raconté, même si en réalité, il n’y a rien eu de plus que ce baiser. Baiser qui m’a quand même fait réfléchir sur notre relation, tu m’étonnes que ça l’ait refroidie… Bref, moi qui pensais qu’on pourrait se retrouver pendant ce voyage en Irlande, notre départ est beaucoup moins chaleureux et démonstratif que celui de notre lune de miel il y a plus de quatorze ans. Et ça n’a rien à voir avec la présence des enfants.

Nous sommes en train d’attendre l’embarquement pour notre vol et nous essayons d’occuper les jumeaux pendant qu’Albane lit un roman pour ado. Nous tentons de ne pas trop faire ressentir à nos enfants les tensions qu’il y a dans notre couple, mais il semblerait que ce soit peine perdue, vu comment les trois font tout ce qu’ils peuvent pour nous faire interagir.

— Papa, tu peux donner à Maman le crayon de Mika ?

— Pourquoi tu veux que je fasse ça, Nora ? Tu ne veux pas que je te le donne à toi directement ?

— Non, moi, c’est Maman donner.

— Maman qui donne, Chérie. “Maman donner”, ça ne se dit pas, la corrige gentiment l’intéressée.

— Eh bien, d’accord, accepté-je avant de me tourner vers Maeva. Charmante Dame, Reine de ma vie, j’ai une mission à accomplir en tant que Chevalier de l’ordre des Jumeaux. Pour que ma quête soit remplie, je vous prie de bien vouloir accepter cet humble présent dont il vous faudra bientôt vous séparer car il me semble qu’une certaine princesse, aux cheveux couleur chocolat comme sa mère, va vouloir s’en emparer prestement.

Je lui tends le crayon que Mika vient de me confier de manière très cérémonieuse et suis content de voir que ma petite déclaration lui a tiré un sourire fugace mais réel.

— J'accepte cette offrande qui n'en est pas vraiment une, vaillant Chevalier de l'ordre des Jumeaux, me répond-elle solennellement en s'en emparant pour le donner à Nora avant de chuchoter. Je ne savais pas qu'on développait la fonction Chronopost en devenant parents.

— Je crois qu’ils sentent que le courrier a du mal à passer entre nous, ce serait touchant s’ils n’avaient pas vu aussi juste, murmuré-je à son intention.

— Nous sommes tous les deux trop humains et observateurs pour avoir fait trois enfants incapables de ressentir les émotions des autres, soupire-t-elle, détournant sans doute consciemment la conversation. On va avoir du boulot pour les blinder contre le monde.

— Peut-être que justement, ce n’est pas les blinder qu’il faut, c’est leur permettre d’accepter ce terrible monde avec empathie et ouverture. Des fois, nous deux, peut-être qu’on essaie trop de se blinder.
— Avoir trop d'empathie te fait souffrir et met à mal l'équilibre de ta vie, pour preuve, tu te fous dans la merde pour que les autres aillent mieux... Je ne veux pas que nos enfants souffrent, la vie est déjà assez difficile comme ça, et trouver l'équilibre entre empathie et se faire avoir est compliqué.

— Moi, je crois que vous avez tous les deux raison, nous surprend Albane qui s’incruste dans notre conversation alors que je ne pensais pas qu’elle nous prêtait attention. Papa, il a un cœur gros comme ça et toi, une volonté encore plus grosse. Moi, quand je serai grande, je veux être comme vous deux, parce que vous êtes les meilleurs !

— Essaie de te rappeler que nous sommes les meilleurs quand tu bougonnes parce qu'on est trop câlins, sourit Maeva.

— Non, mais les câlins, c’est pour les bébés, moi, je ne suis plus un bébé. Sauf quand Papa fait des crêpes parce qu’il paraît qu’on peut avoir plus de chocolat à manger quand on est petit, rit-elle.

— Les câlins, il n’y a pas d’âge pour apprécier, ma Puce. Moi, même encore maintenant, même si je suis très, très vieux, presque aussi ancien que ta mère, ajouté-je en lui faisant un clin d'œil, j’adore toujours les câlins. Et c’est vrai que ceux de Maman sont les meilleurs.

— Les meilleurs, ce sont ceux qu'on partage tous les cinq, souffle Maeva en attirant Albane contre elle.

Elle est forte aussi, notre fille. En quelques mots, elle a transformé cette attente qui se passait dans une ambiance plutôt de type guerre froide en un moment câlin où ses frère et soeur rient à gorge déployée alors que je m’amuse à les chatouiller en faisant ce câlin de groupe qui nous fait à tous le plus grand bien.

Nous montons dans l’avion de bien meilleure humeur et passons le vol à lire des histoires aux enfants. Je n’échange pas vraiment avec Maeva, mais ce n’est plus un silence lourd et pesant ou une ignorance voulue et imposée. Non, c’est juste que nous sommes bien occupés avec les enfants que le voyage excite à outrance et plusieurs fois, nous en venons même à échanger des sourires complices. En arrivant dans le pays où se trouvent mes origines et où nous avons connu tant de bons moments, je prends une grande inspiration et je me dis qu’il faut que je fasse tout pour faire taire mes doutes et mes reproches, que je profite de ce petit voyage pour reposer les bases avec ma femme, que c’est le moment ou jamais de repartir du bon pied. Sinon, on va à la catastrophe et s’il n’y avait que nous, les adultes, ce ne serait déjà pas exceptionnel, mais là, c’est toute notre famille qui est en jeu. Je crois que je l’avais un peu oublié…

Je récupère la voiture que nous avons louée pour notre séjour et nous nous rendons au Bed and Breakfast en tentant d’expliquer à Albane pourquoi le véhicule est monté à l’envers et pourquoi on roule à gauche.

— En fait, c’est une histoire de chevaliers. Tu vois, la plupart des gens sont droitiers et donc ils portaient leur épée à gauche. Et pour se battre, ils prennent leur épée et ils se croisent en chevauchant à gauche ! Comme ça, mimé-je en faisant mine de dégainer mon épée. Et nous, en France, on a eu Napoléon qui a dit “Merde” aux British, et voilà, nous, on roule à droite ! ris-je alors que Maeva me donne une petite frappe gentillette sur le bras. Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Un gros mot ! Bon courage pour faire oublier ça aux jumeaux.

— Papa a dit un gros mot ! se moque Mika alors que Nora est déjà en train de le répéter.

— Attention, nouvelle règle ! A chaque gros mot, on perd un point. Celui qui a le moins de points à la fin de la journée n’a pas de bisou de Maman. Et vous savez quoi ? Moi, je n’ai pas envie de perdre !

— Papa, tu es bête, tu les encourages à en dire, alors ! remarque Albane qui ne perd pas le Nord.

— Bon, tant pis, j’arrête de dire des bêtises et on ne dit plus de gros mots mais à une seule condition. Que Maman promette plein de bisous à tout le monde dès qu’on arrive au Bed and Breakfast, d’accord ?

— Ben voyons… Et me priver de bisous si vous dîtes des gros mots ? C'est injuste… Je pense plutôt que ceux qui disent des mots interdits devraient donner leur dessert aux autres, ce soir. Tu en penses quoi, Allan ? Prêt à me donner ton dessert au chocolat ?

— Jamais de la vie ! Et puis, je n’ai rien dit de mal, moi, n’est-ce pas les enfants ? Je suis sage comme une image !

— Non ! glousse Nora. T'as dit un gros mot, Papa !

— Chut ! Toi aussi, l'interpelle son frère. Pas de chocolat pour toi !

— Eh bien, ça va être la crise du chocolat, ce soir. Tout ça parce que les Irlandais roulent à gauche. Quelle histoire ! indiqué-je, ravi de tous ces rires échangés.

— Et moi, je risque de finir malade, avec tout ce chocolat. À moins que Mika et Albane restent polis, mais… j'ai un doute.

— Pourquoi tu doutes, Maman ? demande notre grande fille. Moi, je suis comme toi, quand je veux quelque chose, je fais tout pour y arriver. Et ça marche pour le chocolat !

En entendant cette petite phrase anodine, je me dis que finalement, nous n’avons pas à rougir de l’éducation que nous donnons à nos enfants. Chacun à notre façon, nous sommes des modèles pour notre progéniture qui s’inspire et se construit à partir des images que nous leur renvoyons. Et le fait que Maeva travaille beaucoup et soit complètement orientée vers la réussite de son entreprise, ça a autant d’importance que mon dévouement à leurs côtés. Je réalise que dès le début, j’ai été dans le jugement envers elle, même si je ne voulais pas me l’avouer. Je me croyais féministe et progressiste mais au fond de moi, j’avais jusque là toujours gardé un peu de rancoeur et de gêne en moi par rapport au renversement des rôles traditionnels. C’est fou qu’il m’ait fallu autant de temps pour le réaliser. Finalement, heureusement que les Irlandais roulent à gauche pour changer de point de vue.

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