49. Le grand débarquement

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Maeva

Yoann soupire, passe sa main dans ses cheveux à plusieurs reprises avant de se frotter le visage énergiquement. La fatigue se lit sur ses traits aussi aisément qu’elle doit être visible sur les miens, et j’imagine que, comme moi, il voit des chiffres défiler devant ses yeux même lorsqu’ils plongent dans mon regard.

J’ai l’impression de faire n’importe quoi, depuis quelques mois, ou tout du moins, d’avoir la poisse pour beaucoup de choses. En revanche, pour la budgétisation, là, j’ai clairement merdé. Nous avons merdé, je n’aurais jamais dû signer pour tout ça. S’ouvrir à l’Europe est une bonne idée, cependant, je crois que nous avons un peu trop présumé de nos forces en mettant en route les travaux pour que nos magasins deviennent aussi des centres de soins dans plusieurs villes. Évidemment que l’argent ne rentre pas pendant que les enseignes sont fermées. Nous avons été trop gourmands et, en voulant nous implanter dans les centres-villes, au plus près de la population locale et dans des bâtiments anciens plutôt que dans des zones commerciales à l’époque, nous n’avons pas anticipé le coût des travaux pour certains magasins. Et s’il n’y avait que ça… J’ai l’impression d’avoir joué en ligue amateur pendant des années, c’est la cata.

Je dénoue mes cheveux, balance mes talons au loin dans la pièce et sors mon chemisier de ma jupe en m’affalant davantage sur mon fauteuil. Il est dix-neuf heures passées, je veux rentrer chez moi, mais j’ai, à côté de moi, la liste imprimée de tout le personnel de Belle Breizh pour me motiver à rester focus sur cette comptabilité. Gaëlle est en vacances et si j’ai honnêtement eu très envie de la harceler comme elle l’a fait avec moi lors de mon weekend à Brocéliande, je respecte suffisamment sa vie privée pour ne pas céder à cette vile tentation et me contente de lui envoyer quotidiennement un mail récapitulatif de nos journées, des décisions prises et diverses nouvelles concernant la boîte. Aucune réponse jusqu’à présent, aucun appel de sa part. Par contre, je pourrais rouler une pelle à Yoann d’être si fiable et aussi présent pour l’entreprise et pour moi. Sans lui, je crois que je me serais déjà effondrée.

— Je ne vois pas comment faire autrement qu’en licenciant, ça me tue, murmuré-je en enfilant mes lunettes anti-lumière bleue alors qu’un mal de crâne commence à faire son apparition.

— Il faudrait qu’on arrive à avoir d’autres investisseurs… ou un prêt de la banque. Comme ça, on règle notre problème de trésorerie, on fait le dos rond encore un peu et les choses vont reprendre. Ce serait terrible de se débarrasser de salariés, non ? Et un mauvais signe pour les futurs investisseurs…

— Eh bien, bon courage pour trouver des investisseurs ! J’ai l’impression d’avoir frappé à toutes les portes, moi. Je suis… épuisée par toutes ces galères.

— Tu sais ce qu’on n’a pas essayé ? me demande-t-il, le regard tout de suite plus vif. Le crowdfunding ! Pourquoi on ne demande pas à notre communauté d’acheteurs de… Enfin, là, ça ne serait pas vraiment du crowdfunding, mais on pourrait leur ouvrir notre capital ? Tu en penses quoi ? Pas assez pour qu’ils décident de tout, mais assez pour les impliquer ?

Je prends le temps de réfléchir à sa proposition, même si j’avoue que mon premier avis serait de ne pas nous lancer là-dedans. Ça me paraît totalement dingue, en fait. J’imagine davantage ce genre de démarche pour un ou une auteure qui voudrait faire publier son livre en demandant un coup de main à ses lecteurs, ou à une petite entreprise pour sortir un nouveau projet…

— Je ne sais pas… J’aimerais tellement que cette idée de calendrier de l’avent suffise à renflouer les caisses en plus du nouveau produit à sortir, soupiré-je en me levant pour me dégourdir les jambes.

— Il nous faut du cash. On pourrait avancer la sortie de notre kit douche, en effet, réfléchit-il.

— Oui, on pourrait, tout est quasiment prêt même si la sortie est prévue pour la période de Noël. Oh, je voulais voir avec toi ce que tu pensais des tarifs du transporteur. Ils ont augmenté, soupiré-je en me penchant sur le bureau à côté de lui pour farfouiller dans la paperasse étalée partout.

Le tintement de l’ascenseur nous fait tourner la tête tous les deux en direction de la porte ouverte, et j’écarquille les yeux en voyant deux tornades courir à notre rencontre, suivies par une Albane blasée et un mari qui semble observer la scène qu’il découvre avec attention, les sourcils froncés. Oui, bon, OK je suis bien plus débraillée qu’en partant ce matin, mais il est tard, je suis crevée et il n’y a plus que Yoann et moi au bureau… et je ne lui ai pas dit que je bossais avec Yoann, merde ! J’ai l’impression de voir son cerveau carburer à toute allure et lui souris en enlaçant les jumeaux.

— Mais qu’est-ce que vous faites là ?

— Surprise, Maman ! On a ramené à manger ! s’écrie Mika contre moi.

— Papa a dit que tu aimerais ça ! renchérit sa sœur.

— Et Papa ne se trompe jamais, n’est-ce pas ? poursuit ledit Papa en venant me serrer contre lui, possessif et sûrement un peu jaloux.

Je pousse un long soupir de contentement et m’agrippe à lui comme à une bouée de sauvetage, mon nez niché dans son cou.

— Il lui arrive de se tromper, comme tout le monde, mais là, c’est l’idée du siècle. Merci, Amour, tu n’imagines même pas comme ça me fait du bien.

— Bon, je vais vous laisser, alors, intervient Yoann qui se lève déjà. Je vous souhaite une bonne soirée.

— Quoi ? Non, non, Yoann, reste, dis-je précipitamment avant de lancer un regard à Allan. Je suis sûre qu’il y a largement assez pour que tu dînes avec nous. Ce sera… un petit interlude sympa avant de manger encore des chiffres ? Ou une soirée de repos bien méritée. Je te jure qu’on ne s’ennuie pas avec ces quatre-là.

Je sens bien qu’Allan se tend à ma proposition, mais Yoann est seul dans le coin, et je suis sûre qu’ils peuvent bien s’entendre, si mon petit mari fait un effort pour ne pas le voir comme une menace.

— Oui, restez. On ne sera pas trop de trois adultes pour s’occuper des enfants. Albane, tu installes les assiettes sur la table de réunion ? Je vais vider les paniers.

Notre aînée soupire mais s’exécute pendant que Yoann et moi rangeons un peu la paperasse. Les jumeaux, eux, semblent fascinés par le bouquet de fleurs sur la petite table basse devant le canapé, et je dois les empêcher d’arracher tous les pétales quand ils se mettent à énoncer la liste des “je l’aime, un peu, beaucoup, …” en se trompant, en prime. Non pas que je tienne particulièrement à ce bouquet livré de la part de MacMillan, mais les odeurs qui en émanent sont apaisantes et agréables. Et la femme de ménage aura une charge supplémentaire de boulot s’ils étalent tout ça dans le bureau.

Yoann revient de la salle de pause avec une assiette et des couverts et attend que nous nous soyons installés pour en faire de même presque timidement.

— Tout ça a l’air délicieux, souris-je en servant les jumeaux. Vous avez passé une bonne journée ?

— Oui, on a cuisiné avec Papa. La tarte, c’est moi qui l’a fait ! raconte fièrement Nora. Toute seule !

— On dit "C'est moi qui l'ai faite", ma puce. Et oui, on a dit qu’on allait faire tout ce que tu aimes pour que la surprise soit encore plus grosse, me dit mon petit mari.

— Vous êtes des amours ! Tu vois, Yoann, je crois que tu devrais te trouver une petite femme. On a clairement besoin de tout ça pour rester un minimum sereins et ne pas virer fous.

— Il faudrait que je me trouve quelqu’un d’aussi sympa et séduisante que toi, ce n’est pas facile. Vous avez une chance folle, Allan. Peut-être que je devrais me faire teindre en roux comme vous, ça marcherait peut-être mieux.

— Ce n’est pas qu’une couleur de cheveux, lui rétorque mon époux. Tu sais, le charme, ça se cultive.

— Tu es très bien tel quel, ne dis pas n’importe quoi. Il faudrait surtout que tu décroches un peu du boulot, parfois, même si je sais à quel point ça peut être difficile en ce moment. Oh, Allan, tu sais que le grand-père de Yoann est écossais et joue de la cornemuse ? Lui en joue aussi un peu.

— Oui, enfin, j’en jouais, intervient mon collaborateur avec un sourire contrit. Je ne prends plus vraiment le temps, maintenant…

— Non, vous êtes tous mangés par cette Belle Breizh qui a toujours faim. Vous devriez tout plaquer et on monte un groupe de rock écossais, avec Maeva en chanteuse !

J’aimerais bien rire comme le font les enfants, mais vu le sujet de conversation que Yoann et moi avions avant qu’ils arrivent, j’ai un peu de mal, je l’avoue. La liste de mes employés s’imprime dans mes rétines et je peine à sourire. De toute façon, je suis une piètre chanteuse, et c’est sans doute ce qui fait le plus rire les enfants.. Au pire, je pourrais jouer du triangle. Oui, ça me paraît bien, le triangle.

Belle Breizh est toujours affamée, c’est pour ça qu’on recrute des petits jeunes plein d’énergie pour soutenir les vieilles branches, ris-je.

— Tu n’es pas vieille, Maeva ! me lance tout de suite Yoann alors que mon mari lui jette un petit regard méfiant.

— Nous sommes dans la force de l’âge, il a raison, le petit jeune. Tu es formidable, jeune branche pas si vieille que ça !

— La force de l’âge, oui, on va dire ça, pouffé-je. Même si j’ai l’impression de rentrer d’un marathon tous les soirs. Mais… c’est gentil, merci, messieurs, souris-je en me lovant contre Allan.

C’est le moment que choisit Mika pour lancer à Albane un morceau de pain, sous le regard complice de sa jumelle. Et le pire, c’est que du haut de ses trois ans, il vise bien, mon petit monstre. J’essaie de ne pas rire et l’empêche de reproduire son geste, mais Albane grommelle en le fusillant du regard.

— Je vais te piquer ta part de gâteau, tu feras moins le malin.

— Maman ! Albane est méchante, c’est pas bien.

— C’est toi, lui réplique Allan, qui es la menace ! Arrête d’embêter plus fort que toi ! On ne sera pas tout le temps là pour te protéger, tu sais ? Tu fais une bêtise, tu l’assumes et tu assumes les conséquences !

— Quelle belle ambiance, grimacé-je. Peut-être que je vais garder le gâteau rien que pour moi. Après tout, vous l’avez préparé pour me faire plaisir, non ?

— Moi, j’ai été sage, sourit Yoann. Je peux en avoir une part aussi ?

— Tu n’as pas encore trouvé la solution magique pour sauver la boîte, mon petit, je ne sais pas si tu mérites une part, soupiré-je avant de lui faire un clin d'œil.

Quoi de mieux que de terminer un bon repas avec une part de gâteau au chocolat, sérieusement ? Ça a au moins le mérite de calmer les enfants, même si Albane fusille son frère du regard. Moi, tout ce que je vois, c’est que l’homme de ma vie a mis les pieds à Belle Breizh pour me faire une surprise, qu’il ne m’a pas reproché de devoir passer ma soirée ici, et que je me sens moins seule, entourée de ma famille. Ça ne résoudra pas les galères, mais c’est une sacrée bouffée d’oxygène pour moi.

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