59. La cheffe sur les nerfs
Maeva
Je parcours des yeux les documents, encore et encore, jusqu’à ce quils me brulent, dans un silence assourdissant. Yoann et Gaëlle font de même à mes côtés, alors que le comptable garde le nez rivé sur son téléphone. L’audit est clean et je ne comprends plus rien… Laurent aussi est apparemment clean, Yoann a contacté ses anciens employeurs qui ont tous fait un portrait élogieux de cet homme… Il n’a pas rechigné à l’annonce de l’audit, a accepté que je mette le nez dedans pendant qu’il bossait… Autant dire que le problème ne vient pas de là.
J’aurais presque préféré qu’on repère des failles dans les comptes. Là, c’est toujours le flou total et ça commence à m’énerver.
— Donc, nous ne sommes pas plus avancés qu’hier. Magnifique, soupiré-je en reposant finalement la paperasse.
— Si, vous l'êtes, répond sobrement Laurent. Il y a un problème et vous savez qu'il ne vient pas de moi. Il faut regarder ailleurs.
— Ça veut dire quoi, "regarder ailleurs" ? s'emporte Yoann, nous surprenant tous par la virulence de son propos.
— Eh bien, il y a de l'argent qui disparaît. Vous savez comme on dit, dans la Nature, rien ne se perd, rien ne se crée. Si ces euros ne sont plus sur nos comptes, ils sont ailleurs.
Je ne savais pas Laurent si philosophe mais il a raison. Sauf que je ne vois pas comment cet argent pourrait avoir disparu. Ou je ne veux pas le voir. Qui volerait l’entreprise ? Qui oserait faire ça ?
— Bien… Merci, Laurent. Il faut que je vous laisse, j’ai rendez-vous avec l’une de nos gérantes de magasin, soupiré-je en me levant. Gardez l'œil ouvert, s’il vous plaît.
Mon sourire n’atteint pas mes oreilles, et je ne m’attarde pas dans la pièce, regagnant mon bureau, où m’attend déjà la gérante de Belle Breizh de Nantes, une petite quinquagénaire aux long cheveux grisonnants.
— Bonjour, Marjorie. Comment allez-vous ? lui demandé-je en lui serrant la main.
— Bonjour Maeva. Merci de me recevoir. Si je suis ici, c'est que j'ai un souci, attaque-t-elle directement.
Je retiens une grimace en allant m’asseoir derrière mon bureau. Qu’est-ce qui va encore nous tomber dessus ?
— Je vous écoute. Quel est ce problème qui nécessitait que nous nous rencontrions en face à face ?
— Eh bien, je trouve vos manières de faire bien loin de vos promesses ! s'exclame-t-elle. Quand on signe pour la franchise, tout est beau, tout est joli, mais dès que l'argent entre en jeu, les jolies phrases sont oubliées et on n'est plus que des pompes à fric !
— Pardon ? Je… je ne vois pas où vous voulez en venir. De quoi est-ce que vous parlez, au juste ? m’étonné-je.
Des pompes à fric ? Nous n’avons jamais ponctionné les magasins plus que de raison. Nous n’avons même pas augmenté notre pourcentage, cette année, aussi je suis plutôt étonnée, voire carrément surprise, de l’entendre me dire ça.
— Eh bien, on a déjà le prix des matières premières qui augmente, les salaires qu'il faut payer, on n'avait pas besoin de l'augmentation de quinze pour cent de la cotisation de franchise ! En plus, sans nous prévenir ! Franchement, quand j'ai vu ça sur mon compte, j'ai tout de suite demandé à vous voir. Vous voulez notre mort ou quoi ?
Je reste bouche bée en l’entendant. C’est quoi, cette augmentation ? Nous n’avons pas du tout décidé de ça avec Gaëlle… et Yoann. C’est quoi, cette histoire ? Cette fois, je ne cache même pas ma surprise, ni mon incompréhension. Impossible.
— Depuis quand est-ce que cette augmentation est effective ? C’est forcément une erreur que nous allons corriger, Marjorie.
— Une erreur ? C'est facile à dire. Ce n'est pas vous qui êtes dans le rouge et qui devez aller voir la banque pour un découvert non prévu ! Et ça vient d'arriver. La semaine dernière.
Elle n’a pas idée à quel point elle a tort, pour le coup. Dieu merci, c’est tout récent et je décroche déjà mon téléphone pour expliquer la situation à Laurent et lui demander qu’un virement parte dès aujourd’hui pour rembourser le surplus prélevé.
— Je suis désolée, Marjorie, je vous assure que c’est une erreur. Ça fait, quoi, six, sept ans que nous travaillons ensemble ? Je n’ai jamais agi de la sorte et je vous assure que ce n’est pas la politique de la maison. Vous serez remboursée dans la journée.
— Comment c’est possible de faire une erreur comme ça ? s’étonne-t-elle, toujours un peu suspicieuse.
En voilà une bonne question. C’est juste impossible, soyons clairs. Quinze pourcent, ce n’est pas rien, ça induit une augmentation du bénéfice de chacun des produits vendus. Augmentation dont nous n’avons jamais discuté en équipe, et je commence déjà à avoir mal au crâne en me demandant qui peut chercher à profiter de la sorte. Un piratage informatique ? Je ne peux me résoudre à imaginer l’un des membres du personnel essayer de nous voler, ça me tue. Sauf que…
— En toute honnêteté, je n’en ai aucune idée, avoué-je, mais vous pouvez vérifier sur les derniers comptes-rendus de nos réunions, ça n’a jamais été évoqué. Alors, il s’agit forcément d’une erreur et, encore une fois, je vous présente toutes mes excuses, Marjorie. Il n’est pas du tout dans l’intérêt de Belle Breizh de mettre les magasins sur la paille.
— Je me disais que ça ne vous ressemblait pas, répond-elle, tout de suite adoucie. Merci pour le remboursement. Et je voulais aussi vous féliciter pour la nouvelle crème, elle fait des merveilles, ajoute-t-elle en se caressant la joue.
— Merci, souris-je. Est-ce que vous voulez descendre au service marketing pour découvrir la crème pour les mains qui sort le mois prochain ? Quitte à être venue jusqu’ici, autant en profiter.
— Ce serait avec plaisir ! Et si je peux en ramener pour mes vendeurs, ça serait parfait !
— Bien sûr, je vais demander à Pedro de vous sortir un carton. Elle est… magique, honnêtement. Je sors d’une période d’isolement à la maison, je crois ne m’être jamais autant lavé les mains pour éviter que mon mari et mes enfants n’attrapent le COVID, et j’ai gardé des mains toutes douces grâce à elle. Une pure merveille, j’avoue que je suis fière de nos équipes, énoncé-je en me levant pour l’accompagner.
— Oh merci beaucoup. Et désolée d’avoir été un peu… agressive. C’est juste que l’on réagit vivement parfois quand son entreprise est en danger.
— Je le comprends, je vous assure. On y met tellement d’efforts et de cœur que voir la balance s’inverser fait mal.
Oui, elle n’a pas idée d’à quel point je peux la comprendre. J’ai autant envie de rentrer chez moi et de fermer les yeux sur tout ça que de ruer dans les brancards et d’interroger tout le monde de manière musclée pour savoir qui est l’enfoiré qui nous vole.
Je ne m’attarde pas trop auprès d’elle et remonte juste avant l’heure du déjeuner. Gaëlle est déjà en train de quitter son bureau pour aller manger et je la retiens en appelant Yoann, qui sort à son tour dans le couloir.
— Nantes a été prélevé quinze pour cent de plus que prévu ce mois-ci. Une idée d’où pourrait venir le bug ?
Le bug… Si seulement ça pouvait en être un. J’observe attentivement mes associés pour tenter de remarquer le moindre signe d’une implication, mais ils semblent tous les deux surpris et leurs sourcils se froncent.
— Il n’y a que Nantes qui est concerné ? me demande Gaëlle en levant les sourcils. Et comment tu l’as su ?
— Je ne sais pas, il faut qu’on vérifie tout ça rapidement. C’est Marjorie que je recevais après notre réunion, elle m’a appelée hier matin pour un rendez-vous en urgence. C’est elle qui s’en est rendu compte.
— Si ça se trouve, elle a mal rempli ses tableaux de bord, grommelle Yoann. Ça lui était déjà arrivé il y a quelques mois et elle avait fait un scandale avant que je ne lui fasse remarquer que l’erreur venait d’elle.
— Non, l’erreur ne vient pas d’elle, j’ai vérifié. Ça vient de nous et il est hors de question que ça se reproduise ! J’en ai ma claque de toute cette merde, il va être temps de se bouger et pas seulement de remuer de la paperasse pour faire bien, m’énervé-je. Ce n’est pas comme si le problème allait se résoudre tout seul !
Je n’attends pas leur réponse et file m’enfermer dans mon bureau pour le reste de la journée, demandant à ne pas être dérangée. Je remue encore la paperasse, impuissante, vérifie que les autres magasins n’ont pas connu d’augmentation et hallucine en constatant que c’est le cas pour plusieurs d’entre eux. Alors je prends le temps d’appeler chacun d’eux pour leur expliquer le problème après avoir demandé à Laurent de rectifier le tir. Lui-même ne comprend pas comment cela a pu se produire, et je sens que je vais virer folle si ça continue.
Je rentre tard à la maison, et monte directement au premier pour me doucher et enfiler des vêtements moins oppressants que mon tailleur. Depuis ce midi, je n’arrive pas à me sortir de la tête que si l’entreprise a commencé à vaciller à l’époque où le nouveau comptable est arrivé, cela correspond aussi à l’embauche de Yoann. Est-ce que nous lui avons accordé notre confiance trop rapidement ? Je n’ai jamais repéré de comportement étrange de sa part, mais j’ai pu me planter sur toute la ligne à son sujet… Il va falloir que je mène mon enquête aussi de ce côté-là, et je suis déjà épuisée d’avance. Si c’est lui… Non, je n’ose même pas l’imaginer, en vérité, il m’a été d’une telle aide qu’être trahie par lui serait vraiment trop douloureux.
En arrivant en bas, vêtue de leggings noirs et d’un tee-shirt d’Allan, je marche sur un Légo et jure comme une charretière en grimaçant. Comment bien finir la journée ? Débarquer dans un salon où une tornade est passée. Allan semble à moitié débordé, Mika saute sur le canapé, Nora pose ses mains grasse sur les carreaux de la véranda, Albane a mis le volume de la télévision bien trop fort et mon mari a le nez dans le réfrigérateur, comme s’il pouvait lui faire oublier que c’est l’anarchie à la maison.
Bon sang, si même mon chez-moi n’est plus reposant…
J’éteins la télévision sans sommation et attrape Mika pour le poser au sol sans manquer l’expression surprise sur son visage.
— Si je te vois encore sauter sur le canapé, tu vas au lit sans manger ce soir, c’est compris ? le grondé-je avant de hausser la voix. Nora ! Arrête ça tout de suite et viens te laver les mains avant que je me fâche ! C’est quoi le problème, ce soir ?
— Eh bien ! Quelle entrée en matière ! Ça va, ma chérie ? Désolé si ce soir, c’est un peu la folie. Ils doivent sentir l’orage, ce n’est pas possible autrement.
— Si tu le dis, soufflé-je, blasée, en soulevant Nora pour lui laver les mains. C’est Bagdad ici.
— On fait ce qu’on peut, marmonne-t-il. J’aimerais t’y voir tous les jours avec les deux petits monstres. Bref, je suis content que tu sois rentrée. On passe à table ?
Et moi j’aimerais bien le voir supporter tout ça après une journée aussi merdique que la mienne, tiens. Je me garde bien de le lui faire remarquer et installe Nora à table avant d’aider Mika à se laver les mains à son tour. Mon fils me boude, clairement contrarié d’avoir été repris pour son petit tour de trampoline improvisé, et Albane n’est pas plus souriante, d’ailleurs. Et forcément, le repas met ma patience à rude épreuve. Les jumeaux n’ont aucune envie de manger la salade composée que leur père a préparée, résultat, des grains de maïs volent entrent eux, tout comme des morceaux de tomate. Albane reste silencieuse et moi, je fatigue et me contiens comme je peux pendant qu’Allan tente de les calmer avec un peu trop de douceur à mon goût. Mais je ne dis rien, je ne dis rien parce que je sens que ma mauvaise humeur pourrait être un peu trop violente, ce soir. Sauf que je finis par me prendre un grain de maïs dans le visage et toute ma retenue s’envole, ou presque. Je tape du poing sur la table, faisant sursauter tout le monde.
— Ça suffit, tous les deux ! Vous ne voulez pas manger ? Très bien, ne mangez pas, tant pis pour vous !
Je repousse leurs assiettes et les descends l’un après l’autre de leur chaise.
— Montez dans votre chambre et déshabillez-vous. Au lit !
— Vous avez entendu votre mère ? me soutient Allan à ma grande surprise. Au lit. Et si vous y allez vite, je vous ramène un peu de chocolat au lit. Alors, ne trainez pas, d’accord ?
— Ben voyons, récompense-les aussi. Pourquoi ne pas leur donner une boîte de maïs pour qu’ils continuent leur bataille, tant que tu y es ? marmonné-je en regardant les deux petits monstres prendre le chemin de l’escalier, la tête basse.
— Oh ça va, ils sont petits et tu sais ce que me disait toujours ma mère ? Il ne faut jamais s’endormir fâchés, on ne sait pas si on se réveillera au petit matin. Alors, ils sont punis et ils vont au lit, mais un peu de chocolat n’a jamais fait de mal à personne. D’accord ? me demande-t-il en s’approchant de moi pour poser sa main sur ma nuque et me caresser doucement.
Je frissonne au contact de sa paume sur ma peau et souffle bruyamment. Je suis une boule de nerfs, ce soir, et c’est suffisamment rare pour me faire flipper. Tout part en vrille et je n’arrive plus à cloisonner, c’est la cata.
— Hum… Je vais aller leur souhaiter bonne nuit, et je vais me coucher. Je ne suis pas de bonne compagnie, ce soir, dis-je en me levant pour débarrasser.
— Bonne nuit, Maman, me lance Albane depuis la table où elle est restée manger son dessert.
— Bonne nuit, Chérie. Je nettoie tout et je te rejoins.
Je vais embrasser ma fille et l’enlace en guise d’excuses avant de faire de même avec Allan. Je dépose les plats en cuisine au passage et monte câliner les jumeaux quelques minutes, mais le seul moment où j’ai l’impression de souffler, c’est lorsque je me retrouve seule, dans ma chambre. J’ai honte de penser ça, mais j’espère qu’Allan va un peu traîner avant de monter et que je serai endormie lorsqu’il me rejoindra. Je crois que je pourrai supporter et apprécier qu’il me prenne dans ses bras, mais certainement pas qu’il m’interroge sur ma journée. Il va vraiment falloir que ça s’arrange au boulot, je déteste la mère que j’ai été ce soir, quand bien même ça n’a duré qu’une petite heure.
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