30 janvier, Sur la route entre Albi et Montpellier.
Bucéphale a 130 chevaux. Pour autant, ce n’est pas un rapide. Il monte en régime à son train, sans se presser. Une fois lancé, il est cependant plus endurant qu’un Ethiopien : dans le réservoir, il a 75 litres de gazole, et tient sur la distance à peu près 800 kilomètres. Au kilomètre, Bucéphale dégage 194 grammes de CO2. Comme nous envisageons de faire environ 25.000 kilomètres d’un bout à l’autre de l’Europe, nous consommerions sur cette base à peu près 2350 litres de gazole, ce qui se traduirait par l’émission de 4,8 tonnes de CO2 pour deux – douces traînées d’itinérance.
A la sortie d’Albi, nous braillons les paroles de la chanson de Jacques Dutronc, Et moi, et moi, et moi, qui passe à la radio. Nous sommes à l’image du héros de la chanson : inconséquents. Ecolos du dimanche. Obsédés par le vert, et cracheurs de noir. Catastrophés par l’état de la planète, et sur le point d’aller la salir davantage. On s’invente alors des paroles sur un mode identique :
Un milliard de déchets plastiques
Et moi, et moi, et moi
Dans mon fourgon diesel et chic
Et mes Tupperware à la noix
J'y pense et puis j'oublie
C'est la vie, c'est la vie.
Gaz à effet de serre et particules fines : un cocktail détonant. Mais depuis que nous avons quitté la Normandie, je dois confesser quelque chose : c’est que j’adore conduire notre fourgon. Les départs sur les chapeaux de roues, les virages à la corde, le point de patinage en descente, le rugissement du moteur en sixième, le frôlement des voitures, le grand frisson. Je sais que fumer tue, et je fume ; je sais que la planète brûle, et je brûle de l’essence. C’est comme si vous mangiez du beurre alors qu’on vient de vous annoncer que vos artères sont bouchées. Comme si vous vous installiez dans l’endroit de vos rêves, au pied d’un volcan qui ne dort jamais. Comme si vous piquiez une poupée vaudou à votre effigie. Comme si vous preniez de l’héroïne avec une seringue contaminée. En toute connaissance de cause.
Nous sommes pourtant pétris de bonnes intentions. D’ailleurs, à l’initiative de Marie, quand nous quitterons nos habits de touristes, nous irons voir, dans une planète en piteux état, sans doute irrémédiablement condamnée, rôtie par trop d’activité humaine, nous irons voir les façons de s’écarter des flammes. En logeant chez l’habitant, dans des fermes biologiques, nous apprendrons comment certaines personnes ont gagné le droit de se passer d’un salaire, d’un supermarché, d’une centrale électrique. Ex-hétéronomes, autonomes en devenir. Cette indépendance, en ces temps troublés, n’est pas pour déplaire à Marie. Puis, ne sachant que faire devant l’étendue de la crise écologique à venir, apprendre à se servir de ses mains n’est pas la pire idée qui soit. Ça ressemblerait presque à l’instinct de survie.
Résumons : nous voilà donc partis pour cracher plusieurs tonnes de carbone dans le ciel, afin d’apprendre, entre autres choses, à réduire notre empreinte carbone. Impossible équation. Preuve flagrante que le monde court à sa perte. Symbole aberrant d’une génération de bobos sincèrement concernés par l’état de la planète, incapables pourtant de renoncer au confort d’un quotidien qui carbure au pétrole. Bobo : mange en circuit court des produits biologiques, rentre en bicyclette, et se paye le soir même un Paris-New-York en avion. J’emprunte à Bossuet cette pensée fulgurante : le bobo déplore des effets dont il chérit les causes.
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