10 février.
Sixième jour. Garés près de la basse-cour, nous nous levons toujours trop tôt : on cocorique à nos oreilles. Le matin, nous nous mettons d’ailleurs en devoir de donner à manger aux poules et aux oies. Des kilos d’huîtres avariées qu’Alexandre a récupérées gratuitement dans un supermarché. Il nous explique que les coquilles, une fois broyées, sont très nutritives pour les poules pondeuses, car riches en calcium. De voir toute cette population de gallinacés s’agiter joyeusement autour de nous, pendant que nous broyons les coquilles avec un maillet, c’est un loufoque et touchant spectacle.
A côté du poulailler gît la femme d’Alexandre. Des pierres disposées en cercle indiquent effectivement l’emplacement d’une tombe, sur laquelle Alexandre emmène régulièrement ses trois enfants danser. Sur une musique particulière ? Alexandre me dit que la mort seule est déjà très sonore. Silence en retour. Un peu plus loin se trouve un grand espace où notre hôte entrepose à peu près tout ce qu’il récupère à droite à gauche : baies vitrées, roues de vélo, tuiles, moquettes, poutres, portes, pièces de voiture… Il confesse être atteint d’un syndrome étrange : il ne peut s’empêcher d’entasser tout ce qu’il trouve, en se disant que tel ou tel objet lui servira bien un jour. C’est ainsi que se forment les empires ; les déchetteries aussi. Certains objets sont là depuis dix ans, ils font partie des meubles, ils sont devenus des meubles, comme ces pneus jouant maintenant le rôle de fauteuils. De la végétation prospère dans les pistons d’un vieux moteur, qui font d’ailleurs de fort jolis vases. Parfois, un mariage incongru ressort de cette accumulation folle d’objets : derrière la yourte, on trouve un beau vélo auquel, en guise de roue arrière, on a fixé une très vieille machine à laver. Si l’on pédale, le tambour de l’appareil se met alors à tourner, entraîné par la chaîne à laquelle il est relié. Usante façon de faire sa lessive.
Après le déjeuner, voyant que mon sac traîne par terre, Haris me prend à part et me dit que les enfants d’Alexandre ont volé l’ordinateur des précédents woofers. L’aîné complote, la benjamine agit, le cadet distrait gentiment les invités… Et le père ? Trop naïf, ou trop complaisant. Je ramasse mes affaires, et lui confie que nous ne comptons de toute façon pas nous attarder ici, Marie et moi. Soudain, voyant dans notre départ un moyen de précipiter le sien, la langue d’Haris se délie : il rêve de foutre le camp, il ne peut plus voir la ferme en peinture. Pour lui, Alexandre est comme une araignée : il tisse autour de vous sa toile, et vous voilà pris dans ses rets, emmailloté dans un cocon de soie. Incidemment, depuis qu’Haris connaît le nom de Marie – Dupont –, il s’est mis dans le crâne que nous serons pour lui comme un pont vers le monde extérieur… Lorsque je lui propose nonchalamment de le déposer demain à la gare de Draguignan, ses yeux se mettent à briller de mille feux, je crois qu’il va se pendre à mon cou. Il demeure digne et finit par me remercier sobrement. Je n’ose lui demander pourquoi il est resté quatre longs mois dans la ferme d’Alexandre : il ne le sait pas non plus. Le confort ? Il n’y en a pas vraiment. La nature ? Elle existe ailleurs. L’amour des araignées ? Nullement. Essayer de vivre hors-système un moment ? C’est possible.
Alexandre accueille notre départ avec circonspection. Tout de même, il perd gros dans la bataille : six bras de main-d’œuvre, un cœur grec. Haris, quant à lui, ne se retournera pas. Sur le quai de la gare de Draguignan, il donne à Marie des poignées de plantes médicinales ; elle en fera bon usage. Comme un trésor, il me révèle à mots couverts la recette de son dentifrice (sans que je ne sache si mon haleine est en cause à cet instant) : cristaux d’argile blanche, sel, huile de coco et curcuma. Ce seront là ses derniers mots. Le train parti, Marie et moi retournons sur le parking, où nous attend fidèlement Bucéphale, et filons à bride abattue vers la Côte d’Azur. Au bout, c’est déjà l’Italie.
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