15 avril, Athènes.
Première fois depuis le début de notre voyage que nous dormons dans un hôtel. Immense plaisir de s’allonger sur un grand lit, de s’endormir au chaud dans des draps propres ; avec l’odeur de la lessive, on s’y sent comme en haut de l’Olympe. Ô joie simple et démesurée du confort après l’inconfort !
Le soir, mon téléphone vibre dans la poche. Notification m’annonçant que Notre-Dame est en feu. Sidérés, curieux, nous nous jetons devant la télévision, dans le salon de notre hôtel. Brasier géant au milieu duquel, comme une torche, la flèche incendie le ciel et l’empanache d’une fumée poisseuse et dorée. La flèche finira par s’écrouler. Près de nous, deux Anglais s’effondrent avec elle en criant Oh my god. Ils nous soufflent un sorry d’un air apitoyé, comme si nous venions de perdre un membre. Nous avons du moins toujours nos deux jambes, et nous partons dîner dans le centre d’Athènes.
Nous atterrissons dans un restaurant pittoresque où se tient ce que la Grèce antique appelait sumpósion, et que l’on peut traduire par banquet – ou plus littéralement : réunion de buveurs. Nektarios, le patron, nous y convie sans faire de chichi, à la grecque (et moyennant quinze euros) ; il précise qu’il n’est pas question de respecter la tradition platonicienne qui consiste à boire en philosophant, nous n’aurons qu’à boire en faisant les imbéciles avec nos voisins. La sympathie de ces derniers me met d’ailleurs en verve, et je commence à raconter notre voyage en Grèce avec emphase, en jurant finalement que le Péloponnèse est le plus bel endroit du monde et qu’Athènes arrive juste après. Je fais chou blanc, mon auditoire est insensible à ces caresses : ils sont Grecs, ils entendent ce genre de louange à l’excès. À ma gauche, Anastasia m’interroge à propos de nos différents séjours dans des fermes biologiques, et ce pan de notre voyage suscite cette fois davantage d’intérêt. Quand elle apprend que notre prochain woofing aura lieu dans la région du Pélion, Anastasia nous recommande instamment de passer voir la galerie de son amie céramiste. Cela tombe bien, Marie fait justement de la céramique à ses heures perdues. Il n’en faut pas plus à notre voisine pour se ruer sur son téléphone et contacter Litsa, qui ne cache pas son enthousiasme à l’idée de nous recevoir. L’hospitalité grecque en moins de deux minutes. Pendant ce temps, Nektarios est aux petits soins pour ses convives ; il nous sert régulièrement un verre de chacune des dix bouteilles de vin qui trônent au bas bout de la table, et qui proviennent ou des Cyclades ou du Péloponnèse. En accompagnement, nous partageons des plats traditionnels habituellement servis lors de la célébration pascale (qui n’aura réellement lieu qu’à la fin du mois). Dévorer l’agneau de Dieu prématurément n’est pas un manquement chez les orthodoxes, c’est même un gage de bonne piété – plutôt deux fois qu’une – et l’occasion de faire bonne chère. À ma droite, un homme nous interpelle et nous dit que Notre-Dame est en train de brûler. L’émotion se répand comme une traînée de poudre à la table. Même l’agneau pascal fait la tronche, ainsi rôti dans son assiette et recouvert d’un jus quasi lacrymal. Pour faire bonne figure, Marie et moi nous maquillons de la même émotion, un faux-semblant qui penche entre inquiétude et tristesse. Cela fait-il de nous des sans-cœurs si nous sommes dans l’incapacité de pleurer l’incendie d’un monument-phare de notre patrimoine ? La France est loin… Et si l’Acropole aujourd’hui s’écroulait, j’en serais probablement plus touché.
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