9 juin, Ortaköy (quartier d’Istanbul).
Baiser du soleil de midi, au bord du Bosphore. Sur un banc, nous regardons la vie qui s’agite et qui s’endort autour de la mosquée d’Ortaköy ; nous ne faisons rien qu’observer le cours des choses, et c’est le mieux à faire à Istanbul. À côté de nous, un Turc nous adresse un sourire, et nous ne sommes pas dupes de la manœuvre : il veut bavarder. Son français ne souffre d’aucun défaut. Il s’appelle Bilal, il est parfaitement chauve et son regard de miel. À la surface de son nez perle un peu de sueur. Il nous raconte que dans son enfance, Ortaköy était un ancien village de pêcheurs. À la place du quai bétonné sur lequel nous sommes, une langue de sable accueillait les baigneurs. Des barques ou des caïques allaient pêcher tout près de la rive, et revenaient tellement chargés de poissons qu’ils menaçaient de couler. Aujourd’hui, le Bosphore est vidé de sa faune marine, Ortaköy est devenu très prisé des touristes, et Bilal a quelque peu vieilli. Avec son regard un peu voilé, il essaie de nous décrire le hüzün, un mot turc qui s’apparente à notre spleen, à la saudade portugaise, à la mélancolie de toutes les langues. Le hüzün, ce n’est pas le mal de vivre ou le mal de mourir, c’est le mal de se souvenir. Midi pile, et le muezzin se met à chanter depuis le minaret qui se trouve à vingt mètres de nous ; la voix tutoie les anges et lave le chagrin de Bilal, qui nous dit que nous avons la chance d’écouter le plus talentueux muezzin d’Istanbul. Nous nous taisons pendant l’appel à la prière, qui paraît débouler du ciel. Ici, le silence est d’argent, la voix du muezzin est d’or.
Le temps s’écoule, et nous oublions notre faim pendant que nous taillons le bout de gras – résultats des récentes élections européennes, vie de Bilal à Paris dans les années 90, itinéraire que Marie et moi comptons suivre en Turquie… Puis Bilal nous propose un petit tour dans les rues d’Ortaköy. À droite une synagogue, à gauche un Starbucks, en face une église orthodoxe. Des vagues de commerçants se ruent sur nous pour tenter de nous vendre une breloque, mais la présence de Bilal a le don de les écarter de notre chemin, tel Moïse avec la mer rouge. C’est lorsqu’on s’enfonce un peu plus loin que le charme opère et que les ruelles se font plus calmes et plus tortueuses. Les cafés se sont parés de couleurs plus locales. Les artisans ressemblent à de vrais artisans, passionnés, modestes, ayant pour seul appât la finesse de leur art. Puis Bilal s’arrête et nous montre au bout de la rue le meilleur restaurant d’Ortaköy : il veut que nous déjeunions là. Quant à lui, c’est de l’autre côté qu’il doit se rendre, et nous le voyons s’en aller comme il nous est venu : en souriant. De la terrasse de notre restaurant, nous apercevons le pont du Bosphore, le pont jeté entre l’Europe et l’Asie – ce pont que nous franchirons tout à l’heure.
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