11 juin, Bursa.
Éphémère capitale de l’empire ottoman. Aujourd’hui, capitale incontestée du kebab. Le restaurant que nous avons choisi, le Kebapçı Hüseyin, se trouve non loin du grand Bazar et de ses caravansérails. Au mur, des dizaines de photos viennent prouver que des stars turques ont mangé dans ce restaurant (joueurs de football, hommes politiques, acteurs… mais pas de femme). Mustafa Kemal Atatürk, le père de la nation turque, est aussi présent sur le mur, parce qu’un bon turc a toujours son portrait quelque part. Autre chose ostensiblement posée sur le comptoir : le trophée du meilleur kebab de la ville, remporté récemment par le restaurant. À côté, sur quelques coupures de journaux datant des années 70, on aperçoit l’ancien propriétaire (aujourd’hui décédé) qui prend la pose avec un bébé dans le bras gauche, un gros kebab dans l’autre. Son fils a depuis repris le flambeau, c’est d’ailleurs lui qui nous amène à notre table et nous souhaite la bienvenue.
Aucun menu ne nous est présenté ; c’est que le restaurant ne prépare qu’un seul plat, l’İskender kebab (ou kebab d’Alexandre, en français). Spécialité de Bursa, ce kebab est composé de viandes de bœuf et de mouton, découpées en lamelles et servies sur un matelas de pain pita. Secret vénéneux de l’İskender kebab : après vous l’avoir servi, le chef en personne y verse une longue giclée de beurre fondu. Lentement, le pain s’imbibe de gras, devient plus lourd et plus juteux, et vos artères ont déjà mal au cœur.
Cuite au feu de bois, la viande est à se damner, et nous savons que l’élevage du bétail accentue l’effet de serre et la déforestation, mais la viande est diablement bonne, et nous savons que la vache et le mouton ne peuvent s’empêcher de lâcher des gaz, qu’ils sont gourmands en eau, en céréales, mais bon sang que cette viande est tendre et grasse, et plus je torture ma cervelle, et plus mes sens comblés surenchérissent et me rappellent que cette viande est bien la meilleure que j’ai jamais goûtée. Pourquoi ne pourrais-je m’en satisfaire ? Au vrai, je finis justement par m’en foutre, oubliant le complexe antagonisme entre le vif plaisir et la culpabilité causée par ce même plaisir, au profit du seul goût divin de ce morceau de viande, à la fête qu’il provoque dans ma bouche.
À la fin du repas, on se tient la panse à deux mains ; ça suinte au coin des lèvres, alors on s’essuie. Sans nous demander notre avis, le serveur nous ressert encore une platée de viande. Je crois que leur but est de nous faire exploser de joie. Puis vient ce petit plaisir postprandiale, l’ayran, un mélange de yogourt et d’eau légèrement salée. Boisson rafraîchissante avant le brûlant çay. Et tandis que nous nous levons péniblement pour aller régler l’addition, le serveur nous somme de nous rasseoir et nous offre une grosse tranche de pastèque. Le repas turc en bonne et due forme.
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