28 juin
Même isolée par des panneaux d’aiguilles de pin, la yourte a ses limites et peut la nuit devenir assez chaude. Depuis hier, nous devons dormir nus, ce qui profite aux insatiables moustiques ; pour eux, la table est mise, il n’y a plus qu’à se régaler. On se gratte, on transpire, et le sommeil est agité. Le pire est à venir : à six heures, Hakan toque à notre porte et sans attendre de réponse, l’ouvre et rentre à l’intérieur. Il dit sèchement breakfast et repart aussitôt. Nous demeurons sans voix dans le plus simple appareil, ne voulant croire à ce qui vient de se passer. Je me frotte les yeux, me pince le bras, mais pas de doute : Hakan a poussé notre porte et les démangeaisons sont bien réelles. Putain de moustiques.
Je récapitule. On toque, on ouvre, on s’immisce, on repart. Un ordre est transmis, sommation de se lever, de rejoindre le groupe, une hiérarchie s’est dessinée. Le patron, c’est la commune. Aucune obligation de travailler tôt le matin, disait Müge ; en revanche, obligation de prendre avec le groupe le petit-déjeuner. Par souci de convivialité ? Non, pour travailler tôt le matin. Cela demande beaucoup de naïveté pour ne pas se sentir exploité. Nous ne contestons pas le bien-fondé de leur charte, intéressante au demeurant ; mais pourquoi vouloir nous l’appliquer, nous qui ne sommes que de passage, avec autant de force et de rigueur ? S’ils désirent accueillir des woofers (une main d’œuvre gratuite, rappelons-le), qu’ils en acceptent au moins le prix d’une imparfaite intégration aux lois qui sont les leurs. Tel n’est pas le cas ; j’en conclus que leur logiciel connaît de sérieux bugs en produisant les effets qu’il combat. Des rapports hiérarchiques, de la contrainte et de la frustration. Jusqu’à se sentir corvéable à merci. Que faire maintenant ? Quand l’idéal est dégradé par le réel, il faut s’en remettre au sommeil.
Une heure plus tard, dans la salle commune. Ceylan est allongée sur la couchette, ensevelie dans ses pensées. Ismaïl nettoie le sol de la cuisine. Hakan dénoyaute plusieurs kilos d’abricots pour en faire de la confiture. On nous dit bonjour, mais les regards paraissent fuyants. Puis le silence éclate, il pèse lourd, il est réprobateur. Marie prend quelques fraises, je nous sers deux verres de çay, et nous filons sur la terrasse. Échanges à voix basse… au terme desquels nous convenons d’attendre encore un jour ou deux pour voir si la situation s’améliore. Sinon, nous mettrons les voiles. Son çay bu, Marie part faire sa toilette. Je consacre alors dix bonnes minutes à regarder ces forêts de pins noirs, ces mâts de cocagne épineux, rustiques et biscornus. La terrasse est la proue de ce navire communautaire flottant sur les eaux forestières de la Turquie méridionale. Aujourd’hui, mon esprit tangue et j’ai le mal de mer.
La toilette à l’eau de source – un petit 10 degrés Celsius – a le mérite de vous rafraîchir les idées. Transplantoirs à la main, nous redescendons ragaillardis vers le potager, où se trouvent Almina et Olivia qui travaillent d’arrache-pied depuis plus d’une heure. Elles ont d’abord sarclé les mauvaises herbes, avant de couvrir la terre de luzerne, à la manière d’un paillage, afin d’enrichir le sol en matières organiques. Ce matin, elles n’ont eu d’autre choix que de se lever : leur chambre est attenante à la salle commune (alors que notre yourte, par bonheur, est perdue dans les profondeurs du jardin). Les voilà par conséquent fourbues, si bien qu’elles nous passent volontiers le témoin pour regagner le calme et la douceur de la terrasse. Très vite, le soleil monte et franchit la cime des pins, parasols inutiles, pour nous plonger dans sa brûlante sphère d’influence. Müge nous emmène alors sur une parcelle ombreuse où nous devrons repiquer des pousses de poireau. Le chat vient prêter patte forte et pisse allègrement sur le compost. Dans les fourrés se cache un artichaut que la commune a – délibérément ? – omis de récolter ; artichaut devenu plantureux, qui se pare maintenant d’une couronne de fleurs pourpres – et nous découvrons stupéfaits que la partie que nous mangeons d’ordinaire est en fait un bourgeon. Plongés dans cette forêt de fleurs dressées, deux bourdons sont en train de se goinfrer de nectar. Derrière, une abeille rode autour de l’énorme artichaut, elle attend patiemment son tour. Balancées par le vent, des gousses de haricots s’accrochent à leur tige et font du French cancan devant nous. Parfois, le vent redouble et la forêt craque à l’unisson, comme un seul arbre, il n’y a plus rien à faire qu’à fermer les yeux pour devenir nature. Cela tombe bien, nous avons terminé de repiquer les jeunes poireaux.
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