18 juillet, Nemrut Dağı
Le GPS indique environ cent kilomètres entre Malatya et le mont Nemrut. Deux heures de trajet paraît-il. En vrai, nous passerons cinq heures sur la route. Un itinéraire en trompe-l’œil qui serpente à travers le massif du Taurus oriental. Un chemin dangereux, caillouteux, peu fréquenté, tantôt abrupt et tantôt pentu, sans aucun garde-fou, qui nous promet la mort à chaque virage. Un chemin de croix dont la délivrance a le goût d’une pastèque. Une assiette garnie de ce délicieux fruit sucré, découpé en triangles, et servie gracieusement par l’employé de l’auberge où nous allons souffler pendant deux jours, au pied du mont Nemrut. Autour, il n’y a rien qu’un désert montagneux. En plissant les yeux, j’aperçois l’ombre d’un vieux chêne en dessous duquel un âne dort… De temps en temps, l’âne se met à braire, et finit par se déplacer d’un gros mètre afin de rattraper l’ombre. Sous la tonnelle, à côté de moi, Marie s’est endormie sur le divan, d’un sommeil aussi lourd qu’une pastèque.
Dix-sept heures, il est déjà temps de partir là-haut. Le rituel, ici, consiste à se rendre au sommet du mont Nemrut à l’heure du crépuscule : c’est le moment que choisit le soleil pour embrasser de sa lumière gracieuse un sanctuaire antique juché à 2200 mètres d’altitude. La navette, un vieux tacot, nous emmène à proximité du site. Il faudra terminer l’ascension à pied, sur un sentier particulièrement raide ; trente minutes d’effort qui donnent l’illusion de mériter ce qu’on s’apprête à voir. Mais les milliers de kilomètres parcourus depuis la Normandie suffiraient-ils à nous en rendre digne ? En haut de la montagne, un mamelon soudain se dessine. Un monticule de pierres concassées. Un genre de pyramide à l’égal des plus grands monuments funéraires égyptiens. Un tumulus pharaonique en dessous duquel un roi mésopotamien repose, au plus près du ciel et des divinités. Nous voilà donc arrivés devant le mausolée d’Antiochos Ier, roi d’un minuscule territoire oublié qu’on nomme la Commagène.
Enfin ! Nous pouvons contempler de près la merveille des merveilles. Mesurant cinquante mètres de haut, le tumulus est flanqué de deux vastes terrasses – une à l’est, une à l’ouest. Des deux côtés, d’immenses statues de granit protègent le mausolée. Statues de dieux que les séismes auront décapitées. Depuis, leurs têtes géantes ont été redressées par les archéologues, et sont maintenant postées comme des sentinelles, immobiles, impavides en regard de l’éternité. Les nobles expressions touchent au sublime. L’une de ces têtes, coiffée d’un bonnet phrygien, est à l’effigie d’Antiochos Ier. À ses côtés, nous découvrons des dieux dont l’origine est au croisement des cultures grecque et iranienne. Une tête est par exemple identifiée comme étant celle de Zeus et d’Ahura Mazda (divinité suprême de la Perse) ; la deuxième celle d’Héraclès et de Verethraghna ; etc. De la sorte, Antiochos Ier se place au rang des dieux des empires contigus. Est-ce pour ne pas froisser les puissants voisins de la Commagène ? Ou s’érige-t-il en héritier d’une identité double afin de fédérer son peuple ? À tout le moins, il offre à sa mégalomanie de quoi rêver jusqu’à la fin des temps ; de quoi surpasser tous les dictateurs à venir. Sa chambre funéraire, encore aujourd’hui, demeure inviolée sous cet empilement de pierres blanches. Puisse-t-elle en conserver le mystère et ne jamais voir la lumière du soleil.
Assis en tailleur, nous restons de longues minutes immobiles, prenant modèle sur ces têtes colossales. Sur la terrasse, une poignée de touristes turcs attend le baisser du soleil. Le début du spectacle. Marie médite un instant, les yeux fermés ; les miens sont grands ouverts, et je délibère en moi-même afin de savoir si ces vestiges sont les plus beaux que nous ayons vus jusqu’ici. Ai-je mentionné ce panorama stupéfiant vers lequel sont tournées les statues ? Figurez-vous des terres brûlées, primitives, accidentées. Des plateaux fissurés, des creux, des courbes. Un éventail de gris, de brun, de rouille. Des croûtes rocailleuses, et peut-être, en dessous, de vieilles blessures. Des masses montagneuses infertiles, une immensité chauve, aiguisée, dont les crêtes ont découpé le ciel. Au sud, une porte ouvrant sur le désert et la Syrie. Et puis là-bas, vers l’est, une vallée qui se détache, un peu plus verte, un peu plus généreuse, inondée par l’Euphrate, et la vie qui recommence enfin… La vue porte à l’infini, au-delà même des époques. Suis-je en train de regarder la Commagène ou la Turquie ? Les civilisations s’effacent, elles ne sont plus la bonne mesure. Des applaudissements me ramènent au présent. C’est que le soleil a commencé sa chute, il rougeoie dans les pupilles, et des cœurs s’embrasent. Les statues se sont maquillées d’or. Ont-elles froid ? Le vent s’est levé depuis quelques minutes, et nous n’avons pas pris de pull. Quand le vent vient de face, il est si fort que mes yeux doivent pleurer. Je suis content de voir l’Euphrate et son croissant fertile. Je me souviens de mes cours de sixième sur la Mésopotamie – page 75 du livre hachette, chapitre « berceau de l’humanité ». Marie me prend en photo tandis que j’élargis les bras pour imiter le vaste horizon. Peine perdue ! Le vent me transperce et je souffle avec lui. Tout ce vent qui tourne et qui revient, ça vous donne des envies d’homme libre. Et puis le soleil meurt, la nuit gagne, il faut redescendre en bas, revenir dans le monde matériel… Qu’importe ! Nous aurons touché les étoiles.
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