Dans un restaurant, non loin d’un cimetière seldjoukide. Au mur, une énième affiche de Kemal Atatürk, toujours coiffé de son kalpak. Dans l’assiette, encore un kebab. En dessert, encore un ayran, encore une pastèque, et du çay en veux-tu en voilà. En fond sonore, le sempiternel chant du muezzin, qu’on finit par vouloir bâillonner… Ce pays sublime, peuplé de gens sublimes, est-il en train de nous sortir par les yeux ?

À ce stade, il faut dire que nous jugeons mal et sans pondération : cela fait deux cents kilomètres que nous roulons sans roue de secours, sur des routes en piteux état, dans une région minée par les troubles, et nos nerfs sont à cran. Nous allons de garage en garage, et trouvons toujours porte close. Il faut maintenant quitter ce restaurant sans âme, ce cimetière seldjoukide, et tout ce pays kurde hanté par les démons de la guerre. Pas un chat ne rôde à Ahlat… Les pneus crissent, et nous voilà disparaissant derrière un nuage épais de poussière. Au sol, nous laissons des ornières que le vent balayera bien vite. Je conduis prudemment, concentré sur le mauvais état de la route, pendant que Marie regarde au lointain. Balayant le présent d’un revers de manche, elle est déjà projetée dans les prochains pays que nous allons traverser. Elle se projette si loin, pendant quelques instants, qu’on est déjà de retour en France. Il faudra d’abord passer par la Géorgie.