28 juillet, Telavi
Le trajet de notre voyage dessine une forme ovale sur la carte de l’Europe ; les deux extrémités de cet ovale sont la France et la Transcaucasie. Nous voilà donc à mi-parcours, l’occasion pour moi de réfléchir au pourquoi de ce carnet. Je veux dire : pourquoi placer l’écologie au cœur d’un récit de voyage ? Habituellement, les écrivains se mettent en devoir d’agrandir l’horizon littéraire, d’en explorer de nouveaux champs. Ici, dans le cas de l’urgence climatique, il me semble néanmoins que le rapport est inversé : c’est ce champ qui s’impose aux auteurs, qui leur force la main. Je n’ai pas choisi de parler de l’environnement. J’ai subi les documentaires et les rapports sur la question, j’ai connu l’angoisse avant le voyage, et je fais maintenant face avec mes gribouillis. Je le redis : je n’ai jamais voulu rédiger ce carnet. Je foisonnais d’idées pour d’autres livres ; aucun d’eux ne parlait de nature. Aujourd’hui, ce temps-là me paraît lointain – je le dis d’un air un peu nostalgique.
Est-ce un mal pour autant ? Je me réjouis de découvrir, année après année, l’avènement d’une nouvelle génération d’écrivains qui s’astreignent à végétaliser l’art, à sublimer la défense du vivant. Je les vois tisser sur le métier de l’écriture – avec des fibres naturelles – et je veux maintenant me mettre à leur table, humblement, pour me mettre au vert en pensée. La littérature occidentale est tellement tournée vers elle-même, introspective, égocentrée… Depuis cinq siècles, elle ne fait que se regarder le nombril. Pourquoi je meurs ? Pourquoi je souffre ? Il est temps de s’intéresser, aussi, aux affres de la nature, il est temps de recycler la pensée, de faire tomber les murs entre l’homme et le reste du monde. La terre est nourricière, qu’elle fasse pousser plus haut cette branche de la littérature. Le ciel est la limite ; en chemin, il y aura de la place pour que des mots fleurissent.
De mon côté, mon approche est devenue plus nette au fil des pages que j’ai noircies dans ce carnet : j’entends moins y célébrer la nature que la rendre un peu plus présente à moi-même, qu’elle me soit plus sensible afin que je devienne à mon tour plus sensible à sa cause, en l’insinuant lentement dans mon corps et dans mon âme. Ancien citadin, je désire habiter le monde autrement. La nature a toujours été là mais je ne la voyais pas ; l’écriture a forcé mon regard. On peut longtemps vivre à côté d’une forêt sans jamais la rencontrer tout à fait, de même que l’on peut vivre une vie entière sans jamais se rencontrer soi-même. Ce carnet, ce voyage, ces longues routes sont le plus court chemin vers mes forêts, vers la nature, vers ces noirs continents que l’on croit si lointains, et dont on n’ose fouler le sol alors qu’ils font partie de nous.
C’est cela : je veux raconter l’homme en la nature et la nature en l’homme. De ces intrications découleront pour moi de nouvelles perspectives. Il fut un temps où, m’inquiétant de l’aggravation de la question climatique, je n’avais pourtant pas le moindre désir de m’investir de quelque manière dans la transition ; aujourd’hui, j’en éprouve un besoin si fort qu’il pourrait facilement trouer ce mur auquel je me cognais hier tête baissée. Bien au-delà du récit de notre voyage, ce carnet témoigne ainsi de la démolition de mes murs, de ceux qui me retenaient captif et juriste à Paris, encagé comme un gorille au zoo de Vincennes, tous ces murs épais qui me séparaient de moi-même et de ma nature profonde, en bouchant la vue sur les grands espaces. Ah ! Tout cela me donne une envie furieuse d’enlacer les monts du Caucase auxquels nous faisons face. Au moins pourrais-je lever mon verre à ce boulet de démolition qu’est le grand voyage. Marie – pour qui tout est si simple et qui n’a pas besoin de démolir quoi que ce soit – Marie vient justement d’ouvrir une bouteille de ce fameux vin de Kakhétie, région que nous arpentons depuis plusieurs jours et qui nous enchante. On dit que les premiers vins jamais produits dans l’histoire de l’humanité viennent de Géorgie. Dans un musée de la capitale, de vieilles jarres datant du Néolithique en témoignent : on y vinifiait déjà le raisin. Cela vaut bien de trinquer, malgré tout, au génie de l’homo sapiens.
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