2 août, Après la frontière russe
Peu après Vladikavkaz, au bout de l’Ossétie du Nord, une patte-d’oie nous oblige à couper le moteur. À droite, une autoroute en direction de la mer Caspienne, en passant par la dangereuse Tchétchénie. Devant nous, l’énigmatique Ingouchie. À gauche, un dernier gros morceau du Caucase, une rangée de molaires plombées que domine le mont Elbrouz de plusieurs têtes. Au sommet du point culminant de l’Europe, il paraît que Prométhée se fait salement bouffer le foie par un aigle – éternel supplice infligé par Zeus en personne. Quand même, on se demande pourquoi les Grecs ont choisi de situer ce mythe aussi loin de leur terre d’origine. Qu’a donc fait Prométhée pour qu’on veuille le bannir au bord du monde antique, aussi haut, là où même les barbares n’osent aller ?
Relisons son jugement : le captif est condamné à perpétuité pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe et pour l’avoir ensuite offert aux humains. Prométhée nous aurait donc indûment transmis le feu sacré, la flamme incarnant la divine ingéniosité, la maîtrise de la technique, en un mot le désir du progrès. De là viendrait notre envie folle de croître indéfiniment, d’exploiter les ressources inconsidérément. Son mythe annonce tous les maux de la terre, et c’est ce que Zeus a dû se dire avant de punir ce malfrat que nous imaginons toujours enchaîné là-haut, pourrissant seul sur son rocher, les tripes à l’air entre les griffes du roi des dieux…
Retour à la réalité nous faisant prosaïquement face : une patte d’oie. Le mont Elbrouz n’a plus nos faveurs. Entre l’Ingouchie et la Tchétchénie, nos cœurs ne balancent qu’une seconde, après quoi nous filons vers le nord. Mal nous en aura pris, d’ailleurs, puisqu’un énième barrage militaire nous forcera vers Mozdok à rebrousser chemin pour ensuite obliquer vers l’ouest, à l’heure du couchant, vers le feu prométhéen. Malédiction qui se traduira par de longues heures passées sur la route.
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