12 septembre, autour de Teremiski
Réveil qui sonne à quatre heures du matin, pétantes. On se rendort, avant le deuxième carillon. Les yeux sont chassieux, mais pas le temps pour un brin de toilette : il faut filer fissa pour entretenir le maigre espoir d’observer les derniers bisons d’Europe in situ, sur ce territoire aussi petit qu’un confetti. Bisons de la Préhistoire, qui faillirent disparaître au creux de la grande Histoire, après la première guerre mondiale. Où les voir ce matin ? Hier, João nous a indiqué, sans grande conviction, les forêts jouxtant le bourg de Teremiski, tout près de Białowieża. Mais les bisons ne se montrent guère à cette période de l’année. Comme il fait trop chaud pour ces mastodontes emmitouflés de leur fourrure épaisse, ils préfèrent se planquer dans la délicieuse fraîcheur des sous-bois. Marie refuse de s’y aventurer car elle craint trop les loups et les lynx boréaux – même si João nous a certifié que ces animaux fuyaient les humains. Nous grimpons finalement tout en haut d’un poste d’observation, depuis lequel nous pourrons commencer notre affût. Nous sommes munis d’un monoculaire pour enfants (zoom x6) – l’un des nombreux gadgets qu’on nous a offerts avant de partir en voyage. Installés sur notre perchoir, nous nous contentons de ne pas déranger la nature. Dort-elle encore ? Le firmament s’éclaircit faiblement. La beauté de cette heure indécise, entre chien et loup. Entre cerf et daim. Entre bœuf et bison. On ne voit rien, on confond tout, les vérités restent secrètes, et lorsque une forme au loin se déplace, on murmure à l’autre, en lui passant le monoculaire : oh regarde, quelque chose bouge – et l’on s’imagine des trésors. Tandis que la nuit se retire peu à peu, que le ciel à l’aube devient aurifère, j’essaie de maintenir tous mes sens en éveil. On flaire une odeur végétale très particulière, enivrante et musquée. Ce n’est pas seulement la rosée sur la terre, on sent véritablement la nature qui dégage, qui sue par tous les pores. Marie suggère que c’est l’odeur des plantes qui commencent leur activité photosynthétique. Une odeur de travail, de vitalité. Toutes les feuilles, petits panneaux solaires en suspension, reçoivent un premier bol d’énergie dans la clarté diffuse. Et partout la population végétale, en chœur, inspire du dioxyde de carbone et recrache de l’oxygène, avant de recommencer de plus en plus fort à mesure que les photons s’accroissent. Marie et moi ne nous lassons jamais de dire et d’éprouver ce grand miracle.
Le jour se lève enfin. Premier rai de soleil qui tombe sur nos visages. D’abord sur celui de Marie, si je me fie aux Écritures. Puis la lumière éclabousse la forêt, la lisière, la prairie, les insectes, les oiseaux, Bucéphale, et possiblement quelques bisons aventureux… dont nous n’entendons que les mugissements. Nous sommes contents de ne pas les voir : ces ruminants se portent mieux loin des humains. Le mystère est sauf, et leur intimité aussi. Puis, nous avons rencontré Sa Majesté l’élan, que le port souverain élève au plus haut rang. Surtout, nous avons vu le disque d’or apparaître au-dessus de Białowieża, tel Inti le dieu inca, nous avons vu la vie s’élancer comme une vigogne au galop, nous avons ressenti les premières saintes vibrations de la Pachamama, graal matutinal que nous avons bu d’un trait comme ce thé de coca lors d’un précédent voyage, en face d’un tout autre paysage, infusion dont le goût herbeux ressuscite étrangement, dans ma bouche, à la faveur de ces heures passées à rechercher les bisons de la Préhistoire…
La Pologne, État voisin de l’Amérique andine.
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