À première vue, l’endroit ne ressemble en rien à une ferme. Il y a d’abord ce grand portail coulissant, qui se referme aussitôt derrière nous. Puis ce parking bondé de grosses voitures de collection. Ces deux résidences en regard l’une de l’autre, et dans la grande allée qui les sépare, une longue rangée de stands investis par la foule, ainsi qu’une estrade où des femmes, en costume traditionnel, sont en train de faire une ronde. Un peu plus loin, ce petit cheval à la belle robe alezane que les enfants montent à tour de rôle. Et tout là-bas, dissimulant les cultures légumières, un gigantesque château gonflable assiégé par une kyrielle de marmots plus fous les uns que les autres. Irrésistible fête, à laquelle sont même conviés deux journalistes et leur caméraman ! Un peu perdus, Marie et moi tentons de nous fondre en cette foule joyeuse où tout le monde paraît se connaître, où nous ne connaissons personne. À la recherche d’une bouée, nous avons l’espoir de croiser Alina, avec qui nous échangeons par mail depuis quelques semaines. Un employé nous la désigne, et la voilà qui nous accueille en nous embrassant plusieurs fois, comme du bon pain. Alina, cheffe de l’établissement, dame élégante aux cheveux gris, coupés court, et cet air de ressemblance avec Angela Merkel. À son bras, son fils a le regard qui papillote : il est autiste, et ce n’est pas le seul ici puisque la ferme accueille des personnes souffrant de ce syndrome. Après les premières politesses d’usage, Alina nous confie que peu de woofers s’arrêtent ici pour prêter main forte, et se réjouit que nous ayons choisi de le faire en compagnie d’adultes atteints de troubles du spectre autistique. Elle est d’autant plus ravie quand elle apprend que nous sommes ici grâce à Miłosz, ce Polonais sympa que nous avions rencontré lors de notre précédent woofing, en Turquie. Son séjour ici même avait été pour lui, je cite, « une expérience inoubliable ». Alina, posant sa main sur mon épaule tandis que son fils est toujours pendu à son bras, m’assure que ces mots lui font chaud au cœur, et nous remercie de réveiller le bon souvenir de ce woofer. Elle s’enquiert alors de nos autres séjours passés dans des fermes biologiques, et finit par nous servir l’habituelle question : voudrons-nous devenir agriculteurs une fois rentrés en France ? Marie sourit, je reste impassible.

Qu’allons-nous faire à la fin de notre voyage ? À cette question, qui ne trouve aucun écho dans ma bouche, Marie développe une ébauche de réponse de plus en plus précise à mesure que nous progressons dans notre voyage. Dans son grand cahier où sont disposées, bien à plat, ses fleurs et ses feuilles ramassées le long de notre route, elle range également des paquets d’idées, trace des schémas, répertorie les types d’agriculture, simule dépenses et recettes, gribouille des moutons, des navets, des carottes, recense les formations qu’elle pourrait suivre en France… De ce cahier, de ce magma de notes émerge une idée-phare : créer une micro-ferme agro-écologique, accueillant des personnes en situation de handicap afin de stimuler, par l’activité maraîchère, leurs fonctions sensorielles, cognitives et motrices. Ergothérapeute dans une autre vie, Marie souhaite ainsi rassembler ces deux mondes – handicap et maraîchage – en un lieu qu’on appelle ferme thérapeutique. Forcément, son projet fait mouche auprès d’Alina, qui cette fois pose affectueusement sa main sur le bras de Marie. Comme elle doit maintenant nous quitter pour répondre à un journaliste, elle nous donne rendez-vous ce soir, à l’heure du repas, pour que nous puissions reparler de nos projets, de notre voyage et du reste. En attendant, tâchons de profiter de la fête, nous suggère-t-elle, si bien que j’entraîne Marie tout au bout de l’allée, là où grouille la cohue d’enfants, poussé par le secret espoir de monter à cheval pour la toute première fois de ma vie – Bucéphale mis à part.