9 octobre, Leipzig
Au bout du pays saxon s’érige une ville un peu trop cool ; quasi discriminante à l’égard des gens qui ne le seraient pas assez. Pour intégrer le cercle, il faudra prouver son indéfectible amour pour la contre-culture, et bien choisir son cheval de bataille. Squats, écolieux, cantines vegan, murs de graffiti, cafés solidaires, galeries d’arts, jardins communautaires : il y en a pour tous les goûts. L’éventail est si large, et si prisé, que ces initiatives autrefois marginales occupent désormais tout l’espace. En main, la boussole indique un nord sensiblement différent, parfois même inversé. On se retrouve ainsi pantois, déboussolé, devant ces boutiques où tout est gratuit, devant ces armoires à dons disséminées sur les trottoirs. La chaussée n’est pas en reste, avec son infini cortège de bicyclettes ; à tel point qu’il vous prend l’envie de les acclamer, comme on ferait face au peloton du Tour de France. À Leipzig, le vélo n’est pas qu’un moyen de transport, c’est un moyen de défense érigé contre la voiture. La transition écologique ignore les temps d’arrêt, elle fonce, en roue libre. Il faut le dire, la ville est remplie de babacools jusqu’à la gueule. Pour eux, la nourriture organique est au corps ce que l’art est à l’esprit : une évidence. Un grain de céréale est une chose politique. Les hangars vides, les friches industrielles sont autant d’appâts pour ces poissons bohèmes en quête d’exploration. Plus c’est rouillé, plus c’est destroy et plus c’est fabuleux. Si d’aventure un emballage plastique est utilisé, ce sera pour une œuvre d’art. Leipzig : cité taillée pour le vingt-deuxième siècle.
Au-dessus de cette foule marginale, un fantôme plane de son vol paternel : c’est Jean-Sébastien Bach. Dieu sur terre en habits de rock star perruqué. La culture côtoyant la contre-culture. Avant d’être élevé au rang de père éternel, Bach fut d’abord pendant plus de vingt ans le directeur artistique du chœur de l’église Saint-Thomas de Leipzig. Endroit fécond pour le génie, puisqu’il y composa tous ses plus grands chefs-d’œuvre. Aujourd’hui, sa dépouille repose en dessous du chœur de la belle église où Marie et moi nous promenons, cependant qu’une foule importante, habillée sur son trente-et-un, commence à s’installer sur les bancs de la nef. D’ailleurs, on nous invite à quitter le chœur : un concert s’apprête à débuter. Je demande ce qui va s’y jouer ; on me répond « Motetten von Bach ». Marie demande le prix de l’entrée ; on lui répond « gratis ». Et nous voilà comme des pique-assiettes, en haillons de voyageurs, en train de prendre place au premier rang de ce concert déjà mémorable. Après lecture d’un dépliant, nous apprenons que Bach aurait composé ces motets à l’occasion de funérailles, afin d’honorer la mémoire des défunts. Soudain, devant nos yeux devenus brillants, les choristes entonnent un chant joyeux, euphorisant, qui ne laisse en rien penser qu’il s’agit d’une marche funèbre. On dirait presque une ode à la vie – peut-être à celle du Royaume, après la mort. Les voix du double chœur s’assemblent et se désassemblent à l’infini, formant de ces broderies parfaites, et si délicates que l’on ne pourrait distinguer le particulier de l'ensemble. Une perception nouvelle se propose à moi, qui confine à la transcendance ; un sentiment vertical, non d’élévation vers Dieu, mais d’enfoncement sous terre, où sont allongés tous les défunts qu’honoraient ces motets, où dort également le grand Bach, où nous reposerons tous un jour. Je pense à eux, je pense à la vie, je pense à mes morts, à la nuit sans lune enveloppant Leipzig, et ce malheur me paraît tellement lumineux quand il est mis par Bach en musique.
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