12 octobre, Salon de Jody et Markus
Debout face à la bibliothèque du salon, je parcours les rayons peuplés de livres, avec cette étrange impression de m’immiscer dans le coin le plus intime de leur appartement. La chambre à coucher de leur âme. Et cette envie de m’y allonger pour dévorer tel ou tel roman de leur panthéon littéraire. Ainsi, Jody raffole des livres d’Hermann Hesse et d’Alain Damasio, tandis que Markus ne jure que par Erich Fromm et Marshall Rosenberg (inconnus au bataillon). M’apercevant le nez collé aux étagères, Jody se marre : elle dit que je ressemble à Hermione Granger devant la section des potions de la bibliothèque de Poudlard. Prise de pitié lorsque je lui confie que nous n’avons plus de livre à lire dans notre fourgon, elle en sélectionne une demi-douzaine afin que nous ayons de quoi survivre. Parmi eux, les Prophéties de Léonard de Vinci. J’ouvre au hasard, et tombe sur un aphorisme aussi dense, aussi concentré que le noyau d’un atome. Une boule de matière, insécable et puissante, qu’il me faut relire plusieurs fois pour être sûr d’en goûter le cœur. Je recommence, et cette fois l’énonce à voix haute :
« Sauvage est qui se sauve. »
Une phrase jetée là sur le papier, suivie d’aucune explication, sinon l’ésotérique inscription « Tr. 1 a » désignant probablement le nom du manuscrit duquel est tiré l’aphorisme. Comme un mantra, je répète inlassablement sauvage est qui se sauvage est qui se sauvage est qui se sauve…, et je crois devenir celui qui s’ensauvage. Comme une onction déposée sur mon front : Léonard me fait chevalier. M’entendant répéter la sentence à l’infini, Jody se moque allégrement – il y a de quoi. Sur le canapé, Marie discute avec Markus en faisant des papouilles à Léonie. À cet instant, je ne sais trop comment décrire l’effet que me font ces cinq mots. Je bafouille devant le téléphone que brandit Jody pour faire une vidéo – j’imagine qu’elle saisit dans ma confusion l’anormalité du moment que je vis. J’ai l’impression que ces mots font leur trou dans ma chair ; qu’ils me traversent, mais qu’au lieu de ressortir par l’autre oreille, ils demeurent. Jody me demande si je me sens sauvage depuis que je suis parti en voyage ; ivre d’émotion, je m’emmêle les pinceaux, lui certifie que j’étais sauvage avant de partir, quand j’étais cloué à Paris. Je divague, égaré dans la forêt de mon esprit, pendant que Léonie fait des gazouillis dans les bras de son père. Léonard de Vinci m’enjoint de suivre un chemin… Mais lequel ? Maintenant que je suis seul à seul avec mon carnet, je veux tirer les choses au clair, je jure que je vais monter sur échasses et que je vais crier sur le papier jusqu’à m’en imprégner : sauvage est qui se sauve.
Voilà donc un aphorisme énigmatique, que chacun pourra s’approprier de la façon dont il l’entend. Sauvage est celui qui se sauve – où ça ? Pourquoi ? Sous le ciel de Paris, je me suis souvent senti désireux du grand air ; je veux dire par là que la civilisation, par excès de vices et de population, m’a maintes fois poussé dans les bras d’une vie plus sauvage, en dehors de la zone urbaine. À la fin, ce monde fantasmé m’apparaissait plus civilisé que la société parisienne à laquelle j’étais rattaché. C’est à ce moment précis, quand les valeurs se dérèglent et que tout part à vau-l’eau, qu’il faut fuir. Se sauver. S’ensauvager, pour le meilleur. Répondre à l’appel immémorial. Redevenir indigène, au sens le plus noble du terme. Revenir en arrière et s’éloigner de la tentation consumériste. Accorder les nécessités humaines aux restrictions non-humaines. Se foutre à poil, se défaire de ses habits prétendument civilisés. S’asseoir un peu sur son confort, en rabattre, embrasser le moins plutôt que le plus. Et pousser les portes de la nature, enfin, pour aller s’asseoir à sa place. À l’intérieur du cercle.
Marie et moi, nous avons voyagé, je le crois, vers ces lointaines contrées. Puisse mon carnet témoigner fidèlement de ce long cheminement. De son côté, Marie tentera bientôt, par le sain travail de la terre, d’ensauvager la parcelle de son choix, de reconstruire un écosystème accompagnant ses cultures légumières, encourageant la vivification, offrant gîte et couvert aux oiseaux, aux pollinisateurs. D’une autre manière, indubitablement, sauvage est qui se place au service du vivant.
Jody, à qui j’ai raconté la tenue de ce carnet, m’a soufflé juste avant notre départ que l’aphorisme de Léonard de Vinci ferait « un vachement bon titre ».
C’est vrai, ça ferait un vachement bon titre.
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