21 octobre
Dans la vie, nous avons tous une espèce d’énergie qui nous vient du fond du ventre et qui nous pousse à faire une chose plutôt qu’une autre, à partir ici plutôt que là-bas. Comme une pente naturelle. Celle de Jens, c’est de travailler dans les champs sur son auguste tracteur (un vieux taco des années soixante). Il laboure, il ensemence, il moissonne, il est comme un Dieu roulant sur la terre. Dörte, quant à elle, incline irrésistiblement vers le graal de l’autosuffisance, et remue ciel et terre pour s’en approcher. Toute leur vie se résume à ces deux élans, le reste est fioriture. Ils n’ont pas le temps de lire, de regarder un film, ou simplement de boire une bière. Tous les jours, ils se couchent à vingt-et-une heures et se lèvent à cinq heures. Nous mangeons tous ensemble à sept heures trente, midi et dix-sept heures trente, recta. Je n’ai pas souvenir d’avoir mangé une minute en retard ou en avance, et l’horloge au-dessus du buffet ne ment pas. Durant les repas, ça parle en allemand des contraintes administratives asphyxiant l’éleveur bio. Une phrase sur dix est traduite en anglais, pour la forme. Une seule distraction les tire des vicissitudes de la vie paysanne : leur fils Valentin, un bâton de dynamite âgé de sept ans. Il en faut peu pour allumer la mèche. Un demi-sourire, et le voilà parti dans ses pitreries. Un éclat de rire, et commence alors un spectacle de clown en cinq actes. Il grimace, il se dandine, il fait le pitre, en se servant de Marie comme faire-valoir. Il aime beaucoup Marie, car il peut grimper sur son dos pour devenir un cow-boy ou un chevalier, ce qui multiplie son imaginaire. Comme tous les enfants, Valentin raconte aussi des blagues. Celle dont il est le plus fier consiste à compter « one, two, three » (pouce, index et majeur), en terminant sur un joli doigt d’honneur, en bonne et due forme. Comme il ne sait pas bien prononcer « three » (il dit « sri »), je fais semblant de ne rien comprendre à sa blague. Du coup, il se limite à « one, two », et doigt d’honneur, ce qui marche aussi. Bref, Valentin a sept ans.
Vicissitude du soir : de nouvelles poules s’apprêtent à débarquer dans la ferme. Dörte et Jens, qui vont devoir veiller jusqu’à des heures inhabituelles, ont l’air préoccupé. En tout, l’arrivage comprendra deux-cent-vingt poules et cinq coqs, ce qui me semble faire beaucoup de testostérone pour un seul poulailler. Le coût de l’opération s’élève à quasiment trois mille euros (treize euros par tête). Bientôt, Dörte et Jens enverront les vieilles poules à l’abattoir (moyennant trois euros par tête), et revendront la viande à six euros le kilo, à des industriels qui en feront des croquettes ou des nuggets. Je ne sais pourquoi je m’évertue à noter tous ces chiffres dans mon carnet, mais Dörte met tant d’effort et de rigueur à me les rapporter, qu’ils me paraissent indispensables, à la fin, pour saisir ce qu’est la vraie vie d’un agriculteur.
Dix heures du soir, donc, et voilà qu’un gros camion blanc se gare tout près de notre Bucéphale, qui ressemble à un petit poney, à côté. Ce camion contient des tas de cagettes empilées les unes sur les autres. À l’intérieur de chacune de ces cagettes sont alignées dix jeunes poules étourdies par l’obscurité, donc plus manipulables. À l’arrière du camion, Dörte s’assure que le compte est bon pendant que Jens réceptionne les cagettes. Marie et moi sommes réquisitionnés pour attraper les poules une par une et les déposer dans leur nouveau dortoir. C’est tout un art que de bien saisir une poule sans la traumatiser, même quand elle semble abrutie par le noir. Il faut se mettre à sa place : elle ne voit rien du tout, puis soudain deux grosses mains s’emparent d’elle et la déplacent à son corps défendant. Silence anxiogène, ambiance de film d’horreur. Contaminée, Marie panique à chaque fois qu’une poule bat de l’aile, et rechigne à toucher trop longtemps leurs corps squelettiques. Moi, je me révèle être un expert à ce jeu. Mon petit secret consiste à leur grattouiller le ventre, après quoi elles me remercient d’un gloussement. Demain, je pondrai peut-être un poème à leur gloire, elles nous pondront sûrement des œufs.
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