15 novembre, Lombeek-Sainte-Catherine
Chaque jour passé sur la route est un nouveau tour de force. Au-dehors, il fait un froid de tous les diables. Les matins sont baignés dans le frimas, plongés dans la froideur d’un soleil blême. Le givre sur le pare-brise témoigne de nuits courageuses, héroïques pour Bucéphale. Pour nous, ces nuits sont aussi éprouvantes, et le froid s’insinue par nos yeux. C’est cela, nous avons froid aux yeux. La nuit prochaine, il fera -2 °C dehors. Le fourgon n’est plus qu’un réfrigérateur à ce stade. À la jointure de la fenêtre, on sent le vent du nord souffler. Dans le lit, Marie s’est emmaillotée dans son impair rouge, avec sa capuche sur la tête, à l’image d’un Esquimau. Sans rire, elle ose me dire « Ah oui ? Tu gardes ton écharpe pour dormir ? », et je ris devant l’absurdité de la situation.
Il paraît que le rire est le meilleur ingrédient des relations humaines ; Marie et moi n’en avons pas manqué dans notre petite salade composée quotidienne. C’est un sentiment précieux que d’avoir su maintenir, tandis que nous perdions tous nos repères aux quatre coins du continent européen, nous délestant parfois de parties superflues de notre identité, que d’avoir su maintenir ce point d’ancrage en l’autre, ensemble, en harmonie. Maintenant, nous avons froid. Pour nous réchauffer, nous fourrageons dans nos souvenirs, et convoquons au hasard des gens rencontrés tout le long de notre voyage. Un tel en Grèce, un autre en Pologne, encore un autre en Italie. Des prénoms fusent, ou parfois notre langue trébuche, avant de se rattraper. Des lieux refont surface, à l’état de ruine, des palais du Péloponnèse, des villages rupestres anatoliens, des monastères de l’Ibérie caucasienne, des sylves aussi vieilles que la Préhistoire. Nous nous remémorons même les périls du voyage, avant tout la joie d’en avoir été délivrés. « C’était quelque chose » conclut souvent Marie. Tant de souvenirs méandreux que nous pourrons librement ressusciter les prochaines années. Si rien ne s’amenuise, si la mémoire ne devient pas défectueuse, nous avons de quoi nous nourrir pour cent ans.
Ce que j’ai pu très souvent constater – puisque l’heure est au bilan –, c’est que les gens sont à peu près les mêmes partout, quel que soit le pays traversé. Je sais qu’il s’agit là d’une façon de simplifier les choses à l’extrême, mais je le dis positivement. Tandis que l’un des grands plaisirs du voyage consiste à disséquer les différences entre les cultures, l’immense majorité des gens sont profondément gentils, serviables, et fiers de leur pays. L’attirante diversité, jetant des passerelles entre les nations bigarrées, donne à percevoir l’inaltérable unité du genre humain. S’il en est besoin, les voyages seront là pour nous rappeler cette leçon capitale.
Notre odyssée, pareille à celle d’Ulysse, à celle de tous les voyageurs, est une odyssée du « nostos ». Le nostos, ou la douleur du retour, la nostalgie d’un voyage à peine achevé. Combien de temps durera notre nostos ? Sans y prendre garde, on attrape la nostalgie comme un rhume, et les yeux s’embrument. Là, dans ce fourgon qui nous a servi de maison pendant trois cents jours, nous vivons ce moment charnière entre la fin d’une époque et le début d’une autre, précisément quand la fin se confond dans le début. Corollairement, les sentiments tendent à se confondre, et plus personne ne sait s’il faut être triste ou joyeux. Passé, présent, futur : les trois modalités du temps ne font plus qu’une, enfermées dans la nasse d’un seul intervalle. Janus au double visage : une époque disparaît par la morne anticipation du futur, et reparaît par l’heureuse évocation du passé. Le voyage redémarre en même temps qu’il prend fin, comme il renaît dans nos échanges à mesure qu’il se soustrait du champ du réel. Le souvenir contient toujours cet étrange oxymore : il commence à vivre alors que le moment qu’il restitue se meurt.
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