Maledicta Naumachia.
Maledicta naumachia.[1]
Il n’était pas encore huit heures du matin, et d’ici quelques minutes son portable allait sonner pour lui annoncer la nouvelle de sa mort.
Julen Eneri s’était habillé à la hâte, faufilé très tôt sur la terrasse, une tasse de café à la main. Il s’était assis dans le fauteuil à bascule. La baie était agréablement déserte et la seule animation venait de biscotte, le cygne noir. L’oiseau avait pris ses quartiers sur la plage de la Conche, une vaste étendue côtière aux eaux turquoise.
Chaque matin, il observait le même rituel, il s’approchait de la bâtisse sur ses pattes courtes et palmées. Il claironnait d’un cri aigu et Julen lui lançait des morceaux de biscottes. C’est pour ça qu’il l’avait baptisé de ce nom ridicule.
Le cygne pataugea en direction de Julen, plongea le bec pour en gober quelques miettes. Puis il se retira vers le large en élançant son long cou d’avant en arrière. Julen ricana en se disant qu’il aurait sa place dans un cartoon avec son allure de momie égyptienne.
Son téléphone portable bourdonna une première fois sur la table. Julen se figea, retint son souffle. Il se tourna et regarda vers la cuisine sans bouger. Ses doigts se crispèrent sur la tasse. La veille, il s’était rendu au centre hospitalier de Bordeaux. Dans l’angle de la salle de soins palliatifs aux portes d’un jaune nicotine, sa femme était allongée sur le flanc, bras perfusés, jambes amaigries. Son dos reposait en appui contre des coussins qui semblaient écraser son corps rabougri et sa bouche était reliée à une sonde. L’appareil battait d’un bruit régulier et lui dégageait les bronches.
Saloperie de Covid, avait-il songé.
Il avait adressé un dernier regard à Sandy et l’avait quittée en silence.
La sonnerie reprit. Ses yeux se fixèrent sur son Samsung noir. Le portable vibrait sur la table de la cuisine. Julen sursauta quand un éclair zébra le ciel dans son dos et s’abattit au loin sur la commune de Biganos. Puis le bruit sourd du grondement roula vers lui à travers la baie.
Julen s’attendait à un appel du centre hospitalier de Bordeaux lui annonçant que tout était fini. Il se rua à l’intérieur et décrocha.
« Allo ? dit-il d’une voix fébrile.
— Bonjour, je suis bien avec monsieur Eneri, interrogea une voix de femme. »
Son accent à la pointe provençale contrastait avec le ton calme, presque solennel de sa voix.
« Oui, lui-même. Que puis-je pour vous ?
— L’établissement de pompes funèbres Lège-Cap-Ferret, je me permets de vous appeler à propos de la gravure sur la plaque funéraire que vous avez commandée. Vous deviez reprendre contact avec nous et nous préciser votre choix pour la couleur des lettres, blanches ou dorées.
— Je vous arrête tout de suite, madame, mais je n’ai rien demandé.
— Vous êtes bien, monsieur Julen Eneri, répéta-t-elle.
— Puis-je savoir qui est à l’appareil », s’enquit Julen suspectant un odieux démarchage téléphonique à propos de sa femme.
Il était prêt à raccrocher.
« Je m’appelle Sandrine Moras et je suis la responsable de l’office.
— Vous n’êtes pas sans savoir que le démarchage téléphonique par un professionnel est interdit lorsqu’une personne est inscrite sur la liste d’opposition Bloctel, ce qui est mon cas. »
Julen commençait à s’impatienter et sa réponse d’un haussement de voix mordant avait cinglé au travers du portable. Un lourd silence perdura quelques secondes et alors que Julen sentait que la femme allait raccrocher, elle reprit la discussion avec le même ton serein.
« Monsieur Eneri, vous êtes venu en début de semaine dernière. Vous avez réglé la facture d’avance, et de notre côté, nous avons contacté le marbrier pour que la plaque soit scellée le plus rapidement possible à l’entrée de la chapelle au cimetière des Cabanasses. Notre marbrier est disponible ce samedi matin 25 mai.
— Je vous répète, madame, que je n’ai rien commandé. Par ailleurs, je ne possède pas de concession funéraire dans ce cimetière, ni dans aucun autre d’ailleurs et encore moins une chapelle, insista-t-il d’un ton plus agressif.
— Faisons une chose, accepteriez-vous de passer à l’agence dans la journée ?
— Cela ne sera pas possible, je dois me rendre au centre hospitalier.
— Et… demain, demanda-t-elle d’une voix devenue plus ferme.
— C’est parfaitement inutile, protesta Julen, lorsque soudain lui vint l’idée qu’il pourrait peut-être s’agir d’un coup bas d’Ortiz. Qui vous a avisé pour vous dire que j’étais le propriétaire de cette chapelle ?
— Vous-même, lors de votre passage à l’agence. La mairie nous a confirmé que votre nom est bien enregistré au registre communal.
— C’est quoi cette blague ? Encore un tour de ce cochon d’Ortiz !
— Pardon ? J’ai du mal à vous suivre, je vous assure, Monsieur, qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie. »
Julen mit fin à la conversation en raccrochant d’un geste sec et resta immobile quelques secondes, le cœur battant, les mains moites. Il consulta sa montre et pensa qu’il jouissait d’une bonne heure avant de prendre la route pour se rendre au centre hospitalier.
Le cimetière se trouvait sur l’immense dune à la sortie du village. Il récupéra les clés de son roadster sur la table, empoigna un pull au passage, et se précipita dehors. Il claqua la porte. En se retournant, il aperçut Ortiz qui l’épiait, les coudes appuyés sur la clôture. Son voisin l’observait du coin de l’œil et attendait que le véhicule de Julen s’éloigne pour enjamber le portail.
Julen s’engouffra dans son roadster, une Solstice Pontiac d’un rouge ardent, la décapota, et lança le ronronnement du moteur turbo. Il ferma les yeux un instant en se demandant s’il ne ferait pas mieux de filer directement jusqu’au centre hospitalier. Il roula le long de la départementale, jeta un bref coup d’œil dans le rétroviseur. Il crut voir une femme lui faire des signes. Il fronça les sourcils, releva de nouveau la tête et réalisa qu’il n’y avait plus personne.
Il soupira en se disant que cette journée orageuse — cette journée du 22 mai 2024 — risquait d’être la plus stupide de son existence.
[1] Nécropole maudite.
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