3.
La Pontiac emprunta la départementale qui traversait l’épaisse forêt de pins. Julen conduisait absorbé dans ses pensées. Il remâchait les mots de madame Moras — votre nom figure bien enregistré sur le registre communal au regard de la concession MS-025.
La roue avant de la voiture mordit de façon dangereuse le bord du talus. Julen sentit qu’il perdait le contrôle du roadster. Son pied relâcha l’accélérateur et il put redresser sa course. D’énervement, il cogna le poing contre le volant. Il resta concentré sur la route assombrie par les nuages de plus en plus noirs. Les premières gouttes, grosses comme des billes, s’écrasèrent sur le pare-brise.
« Il ne manquait plus que ce déluge, à croire qu’on l’a placé exprès devant moi ! », s’écria-t-il en prenant trop vite le virage au niveau de la grande croix couchée.
Les pneus crissèrent et les gravillons mitraillèrent les ronces des bordures. Julen poursuivit le long de la ligne droite, avant d’aborder la cour du presbytère. Il s’arrêta, coupa le moteur, remonta la capote. Descendit et se protégea de la main, la pluie qui lui fouettait le visage. Le père Hippolyte l’observait depuis la maison. Sans s’en soucier, Julen se dirigea vers le coffre, l’ouvrit et constata l’absence de ses bottes en caoutchouc.
« De mieux en mieux !», lâcha-t-il en rabattant le haillon.
C’est seulement à ce moment-là qu’il aperçut le prêtre le front collé à la fenêtre. Julen lui lança un geste de la main en guise de salut et se rendit jusqu’au porche du cimetière. Une fois franchi, il se couvrit la tête avec le pull, ce qui restreignit son champ de vision et le condamna à se faufiler d’une allée à l’autre à la recherche de la chapelle.
Il passa en revue les sépultures les plus imposantes. Il se penchait, lisait le nom puis poursuivait jusqu’à la suivante. D’énormes gouttes coulaient sur son visage, lui perlaient dans les yeux. Sa vue se brouillait. Toute cette flotte devenait insupportable. Il s’apprêtait à renoncer quand enfin, son regard se posa sur un mausolée. Le sépulcre apparaissait grandiose tout en pierres de taille blanches. Il se dressait sur le côté gauche à une dizaine de mètres. Julen coupa au travers des tombes, lorsque son pied glissa sur le marbre d’une dalle trempée. Il renversa un pot de fleurs qui se brisa. Julen perdit l’équilibre et se rattrapa de justesse à la croix d’à côté. Mais, elle se déracina et il s’affala au sol de tout son long. Il se releva en poussant toutes sortes de jurons.
Tu n’es qu’un crétin !
Parvenu au pied de la chapelle, et alors que les bourrasques détrempaient les murs s’écoulant en d’énormes rigoles, Julen se hissa sur la pointe des pieds. Il passa la tête entre les barreaux de la grille. La nuque raidie, il renifla l’odeur des fleurs pourries. Un bouquet moisissait au pied de la statue. Julen respira ensuite une émanation d’œuf avarié et pensa que c’était le vent qui la rabattait depuis l’usine.
La structure du monument l’intriguait. Il possédait un toit à quatre pentes et l’immense grille en fer forgée bloquait l’entrée de la crypte. Il leva la tête sur la Vierge en basalte foncé presque noir, tranchant de manière singulière avec les pierres en calcaire de la chapelle. Puis, ses yeux s’attardèrent sur les quatre marches au milieu de l’espace. Dans la pénombre, elles semblaient ne donner sur aucun passage, bouchées par un pan de moellons cimentés. Il eut une étrange impression, comme si ce lieu froid était chargé du poids d’anciens tourments. Il frissonna et en se retournant, ne put ignorer, çà et là, le fatras des tombes modestes qui encerclaient la chapelle. Elles paraissaient ne suivre aucun alignement, ordonnancement ou plan. Les croix étaient pour certaines rouillées, renversées, et ne portaient pas d’inscriptions.
Sa principale curiosité restait l’histoire de la plaque funéraire. Pour en avoir le cœur net, il observa la façade et n’y trouva rien. Pas le moindre nom de défunts n’y était gravé.
Ses yeux s’habituèrent à cet espace sombre. Soudain, ils se dilatèrent. Julen se figea, totalement immobile. Ce qu’il venait de découvrir dans l’angle intérieur du mausolée le fit bondir en arrière. Il retomba lourdement les pieds dans une flaque. Ses traits trahissaient l’effroi. Il se frotta les paupières et s’attarda sur la plaque brisée en deux.
Appuyée contre la paroi, elle comportait un médaillon scellé contenant son portrait.
« Qu’est-ce que ça veut dire, non, ce n’est pas possible, je dois rêver, parce que si c’est le cas… », s’écria-t-il l’air affolé.
Il prit de nouveau l’équilibre contre la grille et les joues coincées, se mit soudain à suffoquer, puis à balbutier pour s’écrouler au sol comme s’il portait un énorme fardeau. Ses mains lâchèrent les barreaux. Julen, dans un fol espoir, pensait que tout cela n’était pas réel. Il poussa un hurlement sorti du fond de la poitrine. Sur la plaque trois noms et dates apparaissaient.
Elaïa Eneri, 25 mai 1674.
Maria Eneri 25 mai 1674.
Mais le plus étrange, il y avait le sien.
Julen Eneri 25 mai 1974- 25 mai 2024.
Sous l’auvent du porche, Hippolyte l’avait jusque-là observé en silence. Il le rejoignit et posa sa main sur son épaule.
« Le jour où les fossoyeurs ont nettoyé la chapelle, ils n’ont pas trouvé de sépultures ou cercueils comme si quelqu’un les avait emportés. Quelqu’un ou bien une force maléfique », murmura Hippolyte, le cou enfoncé, le regard à l’affût, craignant que le Mal n’ait pu l’entendre.
« Venez, mon fils, ne restons pas là, retournons au presbytère pour nous abriter. »
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