Cylindres -3- Dernier sous-sol | 1- Au seuil

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Au seuil

L’ascenseur a libéré ses trois hôtes, refermé son ouverture, éteint sa lueur et disparu dans la pénombre de l’entre-deux-cloisons.

À ma très grande surprise, à la place de l’environnement hautement technologique, auquel je suis en droit de m’attendre, c’est un décor d’une banalité affligeante que je découvre là. Nous sommes au carrefour de six galeries, que l’on pourrait situer sous n’importe quelle métropole de mon monde de provenance, partant en étoile dans leurs limbes profondes. Ne manquerait que le clapotis ou le ruissellement d’une eau lointaine, la crasse et la puanteur pour se croire dans des égouts urbains.

Non seulement nulle part tu verras la saleté ou sentiras de telles odeurs, mais dès que l’on approche ces corridors, vois-tu, leur obscurité s’éclaire afin que chacun puisse les parcourir sans gêne aucune. Et il en va de même en tout endroit de ce souterrain. Tu peux abandonner ton doute Keellian.

Une fois de plus, la belle Karly vient de lire mon inquiétude. Elle continue :

Jusqu’à présent, je te parlais avec mes cordes vocales. Désormais, tu vas devoir faire un certain effort d’alignement fréquentiel à ton mental supérieur, c’est-à-dire utiliser le moins possible l’intellect pour penser, qui vibre dans une gamme filtrant ou bloquant la télépathie. Parce que c’est dans ta tête et seulement là que je vais communiquer, ainsi que toi en retour, Keellian. Je te demanderai aussi d’émettre peu de sons et si tu le dois, que ce soit en chuchotements sourds, au plus bas. Ici, « les murs ont des oreilles », comme il est dit sur ton monde. Nous devons être discrets. Cela limitera considérablement les besoins de neutraliser ou d’éloigner les rares comportements hostiles, que nous pourrions éveiller malgré nous. Entendu ?

D’accord, oui. Mais…

Mais comment faire ? Elle sourit. Je vais prendre quelques instants avec toi, maintenant, pour t’enseigner les bases. Et quand tu seras prêt, nous entrerons.

Et si…

Et si tu ne sais pas faire tout le temps, on se contentera du minimum parler, et je répondrai à tes questionnements les plus essentiels quand nous serons en dehors du cylindre, ici ou autre part.

Karly m’entraîne au seuil de l’un des couloirs enténébrés, me demande de tourner le dos à celui-ci, se place si près de moi, face à face, que je sens l’air doux de ses narines effleurer mes lèvres. Et, soudain, me projette en arrière avec virulence, poussant des mains sur mon thorax.

INCROYABLE !

Je ne lui aurais jamais deviné une telle force, j’en tombe littéralement à la renverse plusieurs mètres plus loin, poussant un cri d’effroi et de surprise, enveloppé par la nuit. Je me relève aussitôt et reviens vers elle en courant, le cœur affolé, ne sachant que penser de cette situation, les neurones en vrac.

STOP !! Hurle-t-elle, replaçant ses bras dans une identique position, les paumes vers moi. Calme-toi immédiatement, Keellian. Tout ceci fait partie de l’exercice d’urgence, e-x-c-l-u-s-i-v-e-m-e-n-t pour t’apprendre rapidement à te déconnecter de ton intellect émotionnel, sans préparatifs préliminaires. La première étape seulement. Sois rassuré dans la seconde, je ne me suis pas transformé en ennemie.

OUF, et quel soulagement !

J’étais littéralement au bord des larmes, l’instant d’avant. J’allais sangloter, tant cet imprévu m’a déstabilisé. Son visage radieux de bienveillance termine de me rassurer. Je respire alors amplement, lentement, d’abord par le thorax puis le bas ventre, tel que je l’ai appris lors de diverses pratiques par le passé.

Bien. Bien. Tu vas apprendre vite, Keellian. C’est bien. Tu as des dispositions.

Maintenant que tu as recouvré ta sérénité habituelle, écoute attentivement. Les mots que tu vas entendre ont une importance c-a-p-i-t-a-l-e. Nous allons reproduire cet acte, ou un ressemblant, ou un différent, dans une autre circonstance. Tu seras également surpris, puisque non anticipable. Pour le moins, tu sauras que cela fait partie du protocole d’apprentissage. Ainsi, la peur de l’hostilité ne viendra pas. Il y aura tout de même la panique. Je te demande de surmonter au plus vite que tu pourras cette seconde forme de peur. Ceci, en te focalisant – exclusivement – sur la meilleure manière à ta disposition de t’extraire de la situation. La rechercher avec tous tes sens disponibles et ce que tu auras de forces ou de volonté. Sois rassuré, il y aura au moins deux ou trois issues et une a minima qui s’imposera à toi. Seule l’émotion intense ou subite pourrait t’empêcher de la percevoir, du moins rapidement. Au plus vite tu surmonteras le stress émotionnel, au plus facile tu accèderas pour en sortir. As-tu bien compris ?

Je pense, oui. Juste me focaliser…

Juste utiliser ta volonté et ta capacité de focalisation. Le seul perturbateur de cela est l’émotion. Souviens-t’en sur le moment ! Et souviens-t’en chaque fois qu’elle émergera ! Cela te permettra de relativiser très vite, d’activer dans la foulée ces deux aptitudes naturelles, que le stress brouille, et passer outre le trouble qui forme un voile aux sens. Grâce à ces deux outils puissants. Ce sont eux qui te feront sortir du piège. Rien d’autre, Keellian. Et durant tout le processus, ton intellect sera, par voie de conséquence, désactivé. Seuls le mental supérieur, la volonté, la conscience et l’instinct de survie en toi s’activeront. Je répète : seuls le mental supérieur, la volonté, la conscience et l’instinct de survie en toi s’activeront. Les quatre garants de la vie assurée.

D’accord. Mais…

Mais comment reproduire cette désactivation durant la visite ? Elle retient un gloussement. Inutile. Ce n’est pas la méthode d’application pour le quotidien que je donne, seulement l’impulsion pour activer une première fois ta faculté naturelle. Tu sauras, après cela, quelles composantes de ton être, et où accéder en toi, sont à utiliser pour passer de l’intellect au mental supérieur. De la pensée émotionnelle à la télépathique. La situation de stress soudain et de mise en péril est l’un des moyens seulement pour se faire, le plus rapide parmi une multitude. Comprends-tu ?

« Quelle enseignante merveilleuse elle fait ! » me dis-je.

Merci. Elle cligne de l’œil.

Je m’esclaffe. Je ne peux décidément rien lui cacher.

Allez, maintenant c’est Eroan que tu dois suivre. Il va te faire visiter l’un des corridors.

« Oulala »

Oulala, oui. Clin d’œil.

...

Nous marchons dans une lumière qui a jailli dès nos premiers pas.

Eroan est terriblement moins bavard que Karly, c’est à dire muet comme une tombe. J’en profite pour me repasser en boucle les recommandations de ma précieuse guide, que nous avons laissée à la croisée des chemins.

Puisque je suis prévenu, autant guetter le moindre geste d’Eroan. Cette anticipation, crois-je, m’aidera sûrement à m’en sortir comme un chef. Alors mes yeux restent rivés sur ses pas, ses mouvements de bras…

Puis je tente la palabre :

Dis-moi, Eroan… aucun signe de réaction, « m’entend-il seulement ? »… EROAN ! « Rien à faire, rhô ! Bon, il le fait probablement exprès, laissons... ».

Cette pseudo-visite est d’un ennui soporifique. J’en perds une part de mon tonus naturel. Me mettant à marcher comme un zombie lassé. Les parois ne laissent rien apparaître qui pourrait éveiller la curiosité. Au mieux des sillons occasionnels, semblant dessiner des accès possibles. Du reste, l’on se demande, ainsi que dans l’ascenseur, d’où provient la lumière qui ne projette d’ombre nulle part, comme émanant de partout à la fois, sauf qu’ici elle tire sur un vermeil pâle, peut-être l’ambre.

Croyant deviner que la surprise ne viendra pas d’Eroan, mais de l’une de ces ouvertures secrètes aux contours creusés dans les flancs du couloir, c’est vers elles que se fixe mon attention maintenant. Assuré en mon fort intérieur d’avoir une longueur d’avance sur l’épreuve numéro deux.

Soudain, quelque-chose s’ouvre sous mes pas et je plonge à la verticale !

« LES SALOPARDS »

— Aaaaaah !!

L’effet de surprise est tant réussi que je n’ai pu retenir l’insulte dans ma tête et un cri, regrettée aussitôt – me souvenant des mots de Karly. Ma chute semble interminable et les ténèbres pires que celles des corridors, autrement dit : totales. Je dois vite surmonter ce début de terreur, qui naît à l’idée d’aller m’écraser comme une fiente dans les tréfonds du gouffre infernal. Me laisserait-on mourir si stupidement !? Ce serait un crime et absurde ! Ils ont tant de bienveillance et d’intelligence en eux, je ne peux le concevoir ! Cette pensée seule suffit à me sentir beaucoup mieux tout à coup, à tel point qu’il me vient presque le plaisir de profiter du plongeon, tel un Icare ivre de son ultime vol... vers le bas. Il m’en vient un sourire narquois, à la limite de la désinvolture ironique.

Tout cela est encore de l’émotion !

Je le réalise aussitôt et me ressaisis derechef, tourne la tête où je peux, écarte les bras pour tenter de sentir ce qui m’entoure et vlam, soudain, la lumière se fait de partout, aveuglante !

J’en ferme les yeux, ébloui.

Et Shloufff ! Dans l’eau l’idiot !

Une immersion de plusieurs mètres, le souffle coupé. Cette fois, Keellian, on arrête les conneries !

La colère est mobilisatrice de volonté, principalement tournée contre soi. Je remonte sitôt que l’aspiration cesse, par gestes frénétiques, mais sans panique : déterminé !

Deux, trois, quatre… huit brassées, j’émerge de justesse, pour avaler un grand bol d’air, à gorge déployée ! Retombe un peu sous la surface avec mon poids, remonte, surnage, respire encore. « Ils vont apprendre que je sais nager ! »...« Ah mais non, les murs ne sont pas plus écartés ici, me voilà pris comme un rat dans un authentique puits ! ». La colère et la détermination ne suffiront donc pas.

Je me souviens d’une phrase de Karly :

« seuls le mental supérieur, la volonté, la conscience et l’instinct de survie en toi s’activeront. »

« Bon voyons », se dit mon intellect, qui mouline à fond, « l’instinct de survie : ça, je l’ai… la conscience de ma situation : aucun doute non plus… la volonté : oh combien ! Mais le mental supérieur : argh… je n’ sais même pas c’-que-c’est-que ce truc ! »...« Bon, du calme Keellian...».

Je profite un peu de l’eau froide, pour nager en rond comme le poisson rouge à la surface de son bocal. Et je regarde. Elle m’a aussi dit que je percevrai a minima une issue. « Bien cachée, oui, bien cachée, Karly »...« mais s’il manque le mental-machin pour la voir, je suis mal barré ». L’eau est vraiment froide en fait. Je ne m’en rendais pas compte jusqu’à présent, les divers états que j’ai traversé en chutant ne m’ont pas laissé le loisir d’apprécier la température du bain. Maintenant que je remue moins, je la sens bien la morsure sur mon épiderme, déjà au derme. « À ce rythme, je vais terminer en viande surgelée pour prédateur éventuel... »

Et ce fichu cortex commentateur inférieur qui ne cesse de me servir des idées saugrenues…

« Cette fois, la partie de rigolade est terminée, les amis ! Je sais que vous vous marrez bien, de là-haut, à me regarder me débattre comme un cobaye minable... je vais donc vous prouver que je suis l’homme de la situation ! » Et vlam, un coup de vanité sur la moulinette du cerveau qui patauge !

« Zut… elle ne m’a pas dit que la vanité était dans la liste des vertus pour m’en sortir. J’arrête ».

L’eau n’a pas attendu que le prisonnier se réchauffe de brasses en cercle, pour frigorifier son corps. Peu à peu elle a gagné en profondeur. La voici grignotant les premières côtes du thorax, les muscles du cou, les trapèzes du dos, la totalité des castagnettes génitales et des orteils, ainsi que bientôt des doigts. « Ce n’est pas ma thermie naturelle qui gagnera ce combat à terme. Je dois trouver la solution, ici et maintenant ! ».

Ce commandement, lancé à moi-même, m’a stoppé net dans le vain manège aquatique. Je m'agrippe aux roches affleurantes de la paroi impeccablement verticale, lève la tête et scrute... « aucune prise à espérer pour tenter l’escalade... ». C’est très clair que j’ai désamorcé toute émotion, désormais, je suis en mode 100 % analyse. Donc retour à l’intellect. « Bon. Si la solution n’est pas vers le haut, alors le bas ! ».

J’effectue quelques hyper-ventilations, à la Jacques Mayol... je plonge !

Les yeux méchamment attaqués par la température, qui n’est pas montée pour me faire plaisir, je dois renoncer à regarder, contraint d’avancer en aveugle… et je compte les secondes. « Normalement, en piscine, par moins de quatre mètres je tiens trois minutes environ – eau à + 25 degrés, arf... ». Je tâte les parois, les doigts bien écartés, sans traîner. Je me remue pour en faire le tour, ou une impression de tour.

Rien. Je remonte !

...

Grand bol d’air !

La fatigue commence à gagner.

Cette fois la survie se fait pressente.

« JE DOIS SOLUTIONNER ! »

Et là, la crampe ! Les deux pieds à la fois, par les voûtes plantaires !

TERRIBLE.

Je dois me secouer pour attraper les extrémités douloureuses, les masser comme je peux, les détendre a minima, sans boire la tasse. La lutte devient critique. Je ne veux plus élucubrer, non, ma vue se trouble, pour venir ajouter une couche aux difficultés. Et dans le battement puissant de mon cœur, qui a sûrement doublé en rythme, le mental cristallisé par le renoncement qui frappe à ma porte, il me semble entrevoir, à travers des brumes, ce qui ressemble à une échelle étroite, incrustée dans les pierres.

« Mais comment ne l’ai-je pas vu tout à l’heure !? ».

Un seul des deux pieds crampé, je m’approche en nage indienne. L’espoir enfin renaissant. Les premiers barreaux sont à quelque chose comme un mètre au-dessus, ou à peine davantage. Je tends les bras, d’un étirement maximal, loupe le premier essai – les doigts glissent sur le métal. Je m’accroche d’une main, au second, puis lâche, trop faible pour tenir. Je suis à un pouce de hurler qu’on vienne me chercher, qu’il y en a marre maintenant de ce petit jeu, que je vais y crever, que la mascarade a assez durée. Puis me ressaisis, me souvenant que l’émotion est le pire parasite dans ces situations.

Je prends le temps de la respiration salvatrice...

Cet effort aux pieds de l’échelle m’a suffisamment réchauffé pour sentir à nouveau mes quatre extrémités de membres dans un picotement caractéristique. J’en retrouve un regain de courage, m’élance à nouveau vers mon sauveur en métal, l’attrape à pleines mains et m’encourage au passage, content d’avoir vaincu la première étape, que j’espère la plus rude ! Tremblant comme un vieillard centenaire, je me tracte et parviens tant bien que mal à me monter, m’aidant des coudes sur le final, saisissant des barreaux plus hauts, hissant mes jambes que j’écorche le long de la pierre et dans une grimace, un ultime effort, pliant le genou le plus disposé, posant le pied sur le premier échelon et de là c’est parti !

J’ai très surestimé mes capacités d'endurance : l’épuisement ne tardera pas à me foudroyer. Quelques barreaux et voilà que je me mets à flancher, des quatre articulations des jambes à la fois. Seules mes mains bien verrouillées me sauvent de la chute ! J’ignore à quel moment et comment j’ai basculé précédemment dans un mental bénéfique. Le fait est que, étrangement, depuis l’échelle, je ne suis ni dans un état émotionnel à déplorer, ni dans la cogitation. Livrant tout ce qu’il me reste à l’effort à fournir, les pensées comme à plat.

C’est alors que je me félicite une seconde fois :

une corde apparaît, elle pendait le long de l’un des tubes verticaux !

« C’est fou, tout de même, ce que j’ai pu louper depuis ma flaque de noyé ! ».

« Pas le moment de me laisser aller à des enthousiasmes culpabilisateurs », je reprends ma bravoure où elle s’est arrêtée pour jauger le cordage, trouve une ressource inconnue qui me fait vaincre la faiblesse des articulations, continue mon ascension, attrape la corde épaisse, ignorant si je saurai la grimper sans lâcher... et, soudain, elle se met à m'emporter, à une vitesse hallucinante, pareillement à un treuil qui, ayant détecté ma traction, se serait mis en route !

Je suis sauvé !

En peut-être trois secondes, me voilà sur la margelle, trempé, le pantalon déchiré, la trappe se referme. Eroan me prend dans ses bras ! J’en lâche un sanglot libérateur, puis l’embrasse de partout sur les joues, telle jouvencelle délirante de joie. Tant l’émotion revient en force pour me submerger.

Il en sourit, le bougre. C’est bien la première fois que je vois ce molosse sourire.

Quels instants merveilleux !

Je ne l’oublierai jamais.

J’ai vaincu mon mental paniqué, mon mental vaniteux et mon mental mortifère.

Il me tarde de retrouver Karly maintenant, elle sera fière de son disciple !

À suivre...

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