D'une disparition
La nuit tomba, solennelle. La météo se révéla fidèle à elle-même. D’un calme plat, elle se situait à l'opposé de l'état des pauvres villageois. Éreintés par les récents évènements, ces derniers essayèrent d'apaiser leurs esprits, espérant trouver le sommeil. Quelques exceptions, cependant, ne purent s’empêcher de jeter un coup d’œil à l’extérieur, tentant de se rassurer, et en s’angoissant d’autant plus en réalité. Monsieur Levin faisait partie de ces individus. Le cœur battant jusque dans ses tempes, il passa de longues minutes à fixer le trottoir, jusqu’à ce que ses yeux secs ne se ferment d’eux-mêmes. Dehors, le silence régnait toujours, et même les flaques semblaient désireuses de se reposer. Cela étant, rien ne garantissait qu'elles ne se mettraient pas à agir une fois tout le monde endormi. C’est donc inquiet qu'il ferma ses volets et fenêtres.
Une fois allongé dans son lit, les paupières closes et prêt à vivre une nuit de sommeil agitée, il entendit un cri qui lui glaça le sang. Long, fort, digne d'une ancienne voix de ténor, ce hurlement alla se forger un chemin jusqu'aux plus profondes de ses entrailles. Il n'en fallut pas plus pour qu'il se précipite, rouvre fenêtre et volets, puis fixe les ténèbres. La lune, présente en temps normal, s'était cachée derrière un nuage en entendant ce cri. Seule la faible lueur des vieux lampadaires résisitait, frémissante, offrant à l'observateur une aide bien maigre pour comprendre la scène se déroulant à quelques pas. Plissant les paupières jusqu'à l'obtention d'un mince filet de vue, Levin scruta la moindre silhouette, mouvante ou non, susceptible de lui apporter un indice sur les évènements. La voix qu'il avait entendu était celle du vieux Guillaume, il en était persuadé. Celui-ci résidait dans la bâtisse en face, à quelques cinq mètres de son domicile. Pourtant, malgré cette faible distance, il n'en perçut aucun mur, ou tuiles de toiture. Penché sur la balustrade pour réduire cette infime distance, il fut pris d'un violent geste de recul lorsque la lune, décidée à sortir de sa cachette, l'aida à y voir plus clair. Fermant sa fenêtre hâtivement, il se couvrit la bouche à deux mains, comme pour empêcher sa mâchoire de s'ouvrir, et pour retenir le plus léger de ses souffles. Là, derrière la mince pellicule de verre qu'il avait replacée, une vision d'horreur, dévoilé par l'astre lunaire, l'assaillit.
Au-dehors, monstrueux, ce qui semblait être un géant aqueux. Une description de cette chose, précisément, serait impossible. Pourtant, son image se grava instantanément dans la rétine de son observateur. Ses membres, s'apparentant à des bras difformes et indénombrables, s'agglutinaient autour de la bâtisse. Son corps se dressait fièrement, occultant le ciel par sa grandeur. Il se mouvait avec une extrême lenteur, détaillant chacun de ses gestes. Il s'apprêta à frapper la bâtisse branlante mais encore intacte. C'en était trop. Monsieur Levin lui hurla d'arrêter, comme si sa voix pouvait empêcher le déroulement de ce sinistre scénario. La chose, toujours aussi lente, continua malgré tout son geste, puis s'arrêta net. Autour d'elle, les lumières s'allumaient une à une. Le voisinage, réveillé en sursaut, illuminait les maisons, tandis que les maisons éclairaient les rues.
Le monstre, aveuglé, poussa alors un râle si rauque, si grave, qu'il semblait se rapprocher de l'infrason. Perdant toute sa hauteur en un instant, il se liquéfia, redevenant une banale flaque d'eau. Levin vit la scène. Ce ne fut pas le cas de ses voisins qui, en voyant la rue si calme, se demandèrent quelle mouche avait piqué deux fous pour qu'ils s'égosillent à pas d'heure. Il devait être aux alentours des minuit, autant dire qu'ils avaient intérêt à avoir une bonne excuse le lendemain. Ce manque de respect ne restera pas impuni. Alors que Levin alluma à son tour chaque ampoule qu'il possédait, les autres éclaraiges laissèrent place à la pénombre. Il était seul sur ce coup-là. Seul face à une entité qui le dépassait sur tous les points. Dans un silence de mort, aidé de ses ampoules de fortune, il scruta les lieux. De peur que le monstre revienne, il décida d'attendre avant de tenter quoique ce soit.
Attendre.
Attendre.
Trois heures plus tard, il décida enfin de sortir. De longues gouttes de sueur suintaient le long de son front. Son coeur tambourinait à en faire exploser sa poitrine. Ses pensées se bousculaient, toutes plus troublées les unes que les autres. Les questions s'accumulaient. Qu'était-ce que cette chose ? D'où venait-elle ? Est-ce que quelqu'un d'autre l'avait vue ?
Arrivé devant la porte, il toqua, plongé dans le déni. Bien qu'ayant vu le monstre, une partie de lui s'était persuadée que le vieillard lui ouvrirait. Qu'il ralerait à cause de l'heure tardive, lui disant qu'il avait "réveillé son clebs avec ses âneries".
Mais il n'en fut rien.
Les coups s'enchaînèrent, contre la porte, les fenêtres, les murs.
Mais il n'en fut rien.
Levin força alors l'entrée, heurtant de son épaule le battant. Un coup, deux coups, cinq coups. Elle céda enfin, l'engouffrant en son coeur. Toujours le même silence. Malgré le bruit qu'il avait causé, il n'entendit ni le vieillard accourir, ni son fidèle chien aboyer. Juste un calme effroyable, le pire de tous les sons...
Un pas après l'autre, Levin inspecta chaque coin et recoin. Il priait pour que tout cela soit un mauvais rêve. Pour retrouver le vieil homme à la canne sain et sauf. Il longea un couloir à la peinture lisse et aux meubles lustrés. Visita une cuisine contenant le strict minimum. Sentit l'air frais d'un salon où les seules traces de vie étaient des poils de chien sur le sofa noir. Hormis ce seul détail, tout le reste semblait sorti tout droit d'un magazine. Tout était trop propre, trop parfait, comme si Guillaume n'avait jamais existé.
Le visiteur continua sa visite par la chambre de l'étage.
"Sans doute la pièce où dormait Guillaume lorsque...", il n'osa finir la phrase qui résonnait dans sa tête. Il poussa la porte au cadre bancal. Celle-ci couina, bloqua, puis s'ouvrit. Elle accueillit son visiteur avec une humidité étouffante qui le prit à la gorge. L'homme fut contraint à passer la tête par la première fenêtre à portée pour respirer. Il avait la sensation que ses poumons s'étaient rétractés, que sa gorge brûlait, que l'air de la pièce pouvait le noyer.
Il retenta sa chance au bout de longues minutes, les poumons à nouveau gorgés d'air frais. Bien que l'atmosphère de la chambre restait poisseuse, il parvint à la visiter sans rebrousser chemin. Son premier réflexe fut d'ouvrir les deux fenêtres afin de recycler l'air. Le second fut d'observer la capharnaüm qui y régnait. Loin de l'image parfaite du reste de la maison, cette pièce aux poutres apparentes possédait un plafond au bois gorgé d'eau. Lesdites poutres, difformes, semblaient avoir implosé. Le papier peint se décollait par pans entiers, déchiqueté par une violence aqueuse. Le plancher, gondolé, ressemblait à des vagues figées dans le temps. Les bibelots décorant la pièce suintaient, certains gisaient même au sol. Le lustre dégoulinait, sa maigre lueur vacillait, grésillante. Quant à l'armoire, immense, elle se détériorait. Mais surtout, au centre de la pièce, un lit.
Vide.
Tout comme l'ensemble de ce logement.
Vide.
Monsieur Galni s'était évaporé.
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