Chapitre 18
Le journal, de Sénèque donc, était un livre relié aux pages cornées et jaunies, dont Idri et Meera durent tourner chacune des pages avec le plus grand soin pour ne pas prendre le risque d'en abîmer le contenu, qui menaçait de s'effriter à chaque instant. Ils s'installèrent tous deux sur le matelas de fortune, ou ce qu'il en restait, et Meera prit l'initiative de lire le livre à voix haute:
"Aujourd'hui est le plus beau jour de ma vie. J'ai demandé à celle que j'aime et qui m'a donné un enfant de devenir ma femme. Et elle a dit oui. Mon cœur se remplit de tellement de joie, je n'ai même pas pensé à la transformer dans une pierre, ce souvenir est tellement précieux qu'il restera gravé dans ma mémoire à tout jamais. Pourtant, avec la joie, est venue aussi la peur. La peur de ce que va devenir ce monde, qui est en train de s'écrouler autour de nous. Je ferais tout pour qu'il ne s'écroule pas avec nous. Quitte à les exterminer. Tous. Tous ces humains qui se croient plus beaux, plus forts, plus évolués que nous, avec leurs bateaux, leurs armes, leurs constructions, leurs idoles. Ils rient bien de nous, ces chiens en nous regardant laver notre linge à la rivière et chasser notre poisson avec des bouts de bois. Mais je ne me laisserais pas enchaîner comme un animal de compagnie. Ibrahim a promis qu'il plaiderait notre cause auprès de son père. Encore de vaines paroles. La diplomatie est une fumisterie, elle est juste un moyen de plus de nous rouler dans la farine, un écran de fumée derrière lequel se cachent leurs bâtons. Je devrais peut-être prendre une pierre… Les humains gâchent ma joie. Plus pour longtemps, je l'espère. La révolte est là. Et quand elle leur explosera à la figure, ils sauront que cette terre est la nôtre".
Meera leva les yeux, interrogatrice:
¬ Sénèque est un ange, si je comprends bien. Tu m'as parlé plusieurs fois de la révolte des anges mais je ne suis pas sûre d'avoir bien compris ce qui s'est exactement passé...
Idri tenta de leur fournir une explication, un peu gêné, car ce n'était pas la partie de leur histoire la plus reluisante.
¬ Lorsque les humains sont arrivés sur cette île, il y a très longtemps, ils ont découvert que les anges habitaient ici. Mais à l'époque, les anges vivaient à un stade beaucoup moins évolué que les humains, ils parlaient peu, ne savaient ni lire ni écrire. Mais ils savaient cultiver quelques plantes et connaissaient bien l'île. Au début, l'échange a été profitable, en échange de l'éducation, les anges ont appris aux hommes à survivre sur cette île. Un peu naturellement, les hommes se sont imposés en dirigeants de l'île. Un roi a été désigné parmi les hommes, puis la couronne s'est ensuite transmise de père en fils. Puis en se rapprochant du volcan, ils ont commencé à trouver des pierres précieuses et à en faire commerce avec les autres îles dont la tienne. Les hommes étant un peu moins résistants à travailler près du volcan, le travail d'extraction des pierres a été principalement confié aux anges. Mais au fur et à mesure des années, avec l'éducation que leur avait transmise les hommes, les anges ont commencé à se rebeller. Il y a une vingtaine d'années, un petit groupe d'anges a tenté de renverser le pouvoir en place, mon grand-père à cette époque. Beaucoup sont morts, dans les deux camps, et mon père a réussi à ramener la paix en ne gardant que les anges qui ont bien voulu rester et en bannissant les autres. Je croyais que ma mère était morte lors de la révolte mais apparemment il n'en est rien, je suppose qu'elle a dû partir avec les quelques anges qui ont survécu mais n'ont pas voulu rester…
¬ Je comprends… La situation n'est pas simple c'est sûr. Peut-être que la suite pourra nous en apprendre plus sur ce qui s'est passé.
¬ Et nous fournir des solutions pour la suite, ajouta Idri, encore mal à l’aise.
Meera poursuivit sa lecture, feuilletant page après page le récit de l’ange:
“ Ils ne vont pas nous la laisser. Eh bien, tant pis! Tant pis s’il faut leur arracher, la brûler, la souiller même pour qu’ils comprennent. Je le ferai, je suis prêt à aller jusqu’au bout. Elle ne comprend pas. Elle veut encore leur laisser une chance. Elle dit qu’il faut être patient, faire confiance à Ibrahim, que changer les choses prend du temps… Mais je n’ai pas confiance. Ce n’est pas un ange. Il ne peut pas comprendre, les années de servitude de notre peuple, lui qui est né dans l’opulence et les privilèges. Il est comme les autres. Tout ce qu’il veut, c’est le pouvoir, c’est la richesse. Je vois bien comment il regarde avec avidité les pierres d’émotions. Je lui ai bien dit de ne pas lui parler de ce que nous avons découvert sur leur magie. C’est trop dangereux, cela pourrait se retourner contre nous.”
“Ca y est, nous avons mis notre plan au point. Nous agirons ce soir. Je sais qu’elle désapprouve, mais elle ne sait pas ce qui est le mieux pour notre peuple. Je commence à me poser des questions… Elle ne pense pas comme moi. Si elle s’interpose, je n’aurais pas le choix...Je pensais que nous avancions tous les deux, main dans la main dans la même direction, mais elle est en train de me lâcher. Il faut que je la surveille, il n’est pas question qu’elle se mette en travers de mon objectif”.
“Nous avons échoué. C’est elle, elle m’a trahi, elle nous a tous trahis. Et elle lui a donné le plus grand trésor de notre peuple, celui que personne d’autre avant elle n’avait été capable de créer. Par sa faute, je suis obligé de fuir, traqué comme un animal par ces prédateurs. Ils m’ont tout pris. Ma colère est si grande. Je me trompais quand je pensais que la joie était l’émotion la plus puissante au monde. Seul le goût de la vengeance pourra assoiffer mon courroux. Je suis allé me réfugier dans la grotte secrète, que j’ai découvert dans l’ancien volcan. Même elle ne connaît pas cette cachette. Ici, personne ne me trouvera, le temps que je reprenne des forces, que je prépare un autre plan. Il faut que je réfléchisse”.
Meera s’arrêta là, consciente de ce que Sénèque venait de leur révéler:
¬ Idri… tu m’as dit que la Larme Dorée venait de ta mère. Ce n’est pas possible que ce soit une coïncidence, Sénèque doit parler d’elle!
Idri était blême. Il en était arrivé à la même conclusion que Meera, et se rendait bien compte qu’il ne connaissait non seulement rien à son propre monde, mais aussi rien à sa propre histoire! Tout avait été raccourci, embelli, déformé. Il ne savait plus s’il devait considérer sa mère comme un héros, un traître, une infidèle. Il serait donc le fruit de la trahison de sa mère avec son père. Et d’un autre côté, Sénèque n’avait pas l’air d’être un enfant de cœur, comment blâmer celle qui avait refusé la violence? Au lieu de leur apporter des réponses, ce journal leur apportait encore plus de questions. Il ne vit pas venir la suite.
¬ Idri… Ta mère est un ange!
Ce deuxième coup de massue fut brutal. Il se décomposa, sans voix. Il vit à son air courroucé qu’elle n’était pas contente de cette affirmation, qu’elle ne remettait pas en question, n’attendant pas qu’il la lui confirme.
¬ Pourquoi m’as-tu caché cela? l’accusa-t-elle.
Il accepta le coup, chercha ses mots pour se justifier, expliquer cette énormité qu’il lui avait cachée, qu’il avait caché à tous, et qu’il avait désespérément tenté de conserver. Et Meera n’allait pas lâcher le morceau. Elle allait reprendre ses questions, quand soudain, un énorme grondement se fit entendre. La terre trembla, et les murs de la caverne commencèrent à se fissurer, tandis que des petits morceaux de pierre commencèrent à leur tomber dessus. Le volcan entrait en éruption! Ils s'arrêtèrent net tout mouvement, surveillant si ce n’était qu’une fausse alerte. Mais le processus s’intensifia, et quand un caillou d’une taille conséquente atterrit juste à côté de Meera, leur sang ne fit qu’un tour: il fallait sortir de là, et vite!
Idri attrapa Meera par la main, et ils sortirent en courant de la cachette de Sénèque, revenant ainsi dans la galerie principale. Là, ils virent que c’était loin d’être une plaisanterie: le niveau de lave avait fortement monté, et commencait à dangereusement s’agiter, créant de temps à autre, et de manière de plus en plus fréquente, des geysers qui touchaient presque le plafond, faisant ainsi tomber de plus en plus de cailloux. Cette fois-ci, plus question d’être précautionneux, ils se collèrent à la paroi sur leur droite, évitant au maximum les bords du gouffre et ainsi les projections de lave. Ils eurent droit au passage à quelques bouffées de chaleur et sensations désagréables sur les doigts, mais c’était un bien piètre prix à payer en comparaison de ce qui les attendaient en face. Une fois dans le sas, ils se mirent à hésiter, pensant au comité d’accueil qui ne manquerait pas de les cueillir gentiment une fois de l’autre côté.
¬ Nous n’avons pas le choix, conclut Idri, il vaut mieux les soldats que de finir rôtis vivants!
Meera acquiesça à contre-coeur. Maintenant qu’il avait compris son fonctionnement, Idri prit bien soin de tenir fermement la Larme Dorée dans sa main gauche tandis qu’il utilisait la droite pour mettre la pierre rouge dans son réceptacle. La pierre se mit en branle et se releva. Meera passa tandis qu’Idri se dépêcha de la rejoindre avant que la porte se scella de nouveau. Ils pensaient trouver une armada de lances braquées sur eux, mais il n’en fut rien. La galerie était vide. Malheureusement, si les vibrations et le danger était moindre de ce côté du volcan, ils n’étaient toujours pas plus en sécurité.
¬ Partons par en bas, nous aurons peut-être un peu plus de chances de passer entre les mailles du filet.
Ils suivirent donc le chemin qui débouchait sur la plage en contrebas, évitant parfois de justesse les morceaux de roche qui tombaient du plafond de la galerie qui se fissurait de plus en plus dangereusement. C’est avec un peu d’appréhension, mais aussi un peu de soulagement qu’ils atterrirent sur la terre ferme. Ils se dégagèrent de l’entrée du volcan pour aller se réfugier plus près de la mer et des rochers avoisinants. Ils regardèrent le volcan cracher des fumerolles par son cratère, mais rien de plus, ça n'irait finalement peut-être pas jusqu’à l’explosion.
¬ Personne à l‘horizon, ils ont dû s'éloigner quand ils ont vu que le volcan.... Idri tourna la tête vers Meera et s’arrêta net quand il vit la lance du soldat pressée contre le cou de Meera.
¬ Ne bouge plus, ou je la tue.
Annotations
Versions