Chapitre 19
Ils marchaient, la tête basse, tout penauds de s'être faits attrapés bêtement, après tant d'efforts pour échapper à Jahro. Idri avait encore la Larme Dorée, mais il savait que ce serait de courte durée. Les soldats avaient sûrement reçu l'ordre de ne pas y toucher, c'était la seule raison valable pour laquelle il la possédait encore. Après s'être faits prendre sur la plage en contrebas de la carrière, ils avaient remonté les petits escaliers de pierre, bien encadrés de part et d'autre par plusieurs soldats, de sorte qu'il leur était impossible de s'enfuir à nouveau. Cela avait fonctionné les fois précédentes dû à l'effet de surprise et la méconnaissance de certains secrets par leurs adversaires, mais cela ne fonctionnerait plus désormais. Ils avaient également traversé en sens inverse le passage rocheux, qui était maintenant bien dégagé. À voir la position du soleil, Idri supposait qu'il devait être la fin de la matinée, voire le début de l'après-midi. Ils avaient un peu perdu la notion du temps dans la caverne du volcan, et ils étaient restés beaucoup plus longtemps que ce qu'il aurait cru.
Idri voulut serrer la main de Meera pour la réconforter, mais elle était un peu trop éloignée de lui. Et à vrai dire, elle ne le regardait même pas. Sa tête de dix pieds de long était révélatrice de son état de mécontentement. Maudit journal ! À aucun moment il n'avait pensé que ce journal pourrait lui causer du tort. Cela avait au moins eu le mérite de lui faire affronter la vérité: Meera n'allait pas accepter si facilement sa véritable nature. Ses pires craintes étaient donc fondées. Enfin, pour l'heure, c'était un peu le cadet de leurs soucis.
Ils remontèrent le chemin qui menait au plateau, cela leur prit bien une à deux heures de marche. Après tous ces rebondissements, leur quasi nuit blanche, et le découragement qui venait de leur plomber le moral, Idri était au bout du rouleau, et il eut beaucoup de peine à gravir les quelques centaines de mètres de dénivelé. En plus il avait faim, et mais les gardes ne leur donnèrent même pas une lampée d'eau fraîche. Ils arrivèrent en haut du plateau en milieu d'après-midi, où les attendait fièrement Jahro et le reste de l'escouade. Les gardes les emmenèrent, comme au peloton d'exécution, au bord de la falaise. Idri ne se retourna pas pour ne pas avoir le vertige mais il savait que derrière eux il y avait ce vide énorme, une bonne vingtaine de mètres qui les séparaient de la mer et de ses rochers escarpés. Ni une ni deux et comme Idri s'en doutait, Jahro ne mit pas longtemps avant de se précipiter vers lui, trouver la Larme Dorée, et la lui arracher d'un coup sec.
¬ Voilà qui est fait, conclut Jahro, je ne me ferai pas rouler dans la farine deux fois.
Idri ne dit rien et garda le menton relevé par défi, mais au fond de lui, il avait envie de s'écrouler dans un coin, et de pleurer toutes les larmes de son corps pour oublier son destin funeste. Il chercha des yeux Yssim en dernier recours, mais ne le vit pas, Jahro l'avait-il déjà éliminé, s'il lui avait déjà extirpé toutes les informations dont il avait besoin ? Il n'avait plus d'idées, plus d'échappatoire de dernière minute qui pourrait les sauver miraculeusement, juste du vide, du vide dans sa tête comme derrière lui. Toute sa vie il avait subi, il faut croire qu'il mourrait également ainsi. Car Idri était persuadé que Jahro ne le laisserait pas vivre.
¬ Selon la loi, tu aurais droit à un procès, commença Jahro. Mais la loi s'applique aux hommes, et nous savons maintenant que tu ne l'es qu'à moitié. Je n'aime pas ton espèce. Je ne l'ai jamais caché. Vous êtes cette bombe à retardement qui menace de nous exploser à la figure chaque jour que vous passez à nos côtés. Ibrahim ne pensait pas comme moi. Il s'est fait corrompre par la faiblesse du cœur, par ta mère qui l'a séduit pour s'assurer qu'il les protégerait. Alors je me demande, je me demande si tu as réellement droit à cette loi.
Idri ne répondait toujours pas, il doutait de l'efficacité de convaincre Jahro de le laisser en vie. Mais Jahro se détourna de lui pour tourner autour de Meera.
¬ Et puis il y a toi. J'avais envisagé de te garder pour mon fils Meroem mais je ne suis pas convaincu que tu feras une épouse bien docile. Tu ressembles à un petit chat sauvage, tu serais capable de l'égratigner si on ne te brosse pas dans le sens du poil. Et à propos de cela, j'ai une petite théorie que j'aimerais vérifier… Maintenant que je suis en possession de la Larme Dorée, vous devriez avoir plus de mal à résister à la pierre.
Il attrapa la main de Meera et la força à venir avec lui, en face d'Idri qui se retrouva seul encadré d'un côté par la falaise qui s'écrasait à pic dans la mer et la rangée de gardes, menée par Jahro, qui allaient procéder à l'heure de son dernier jugement. Inquiet de ce que Jahro avait prévu pour Meera, Idri sortit de son mutisme et se décida à réagir:
¬ Laisse-la, elle n'a rien à voir avec notre conflit !
¬ Peut-être, mais je dois également évaluer si cette jeune fille représente un danger pour nous, peut-être même l'est-elle plus que toi !
Idri chancela, perturbé. De quoi voulait-il parler ? Il vit une lueur d'effroi dans les yeux de Meera et compris qu'elle savait à quoi il faisait allusion. Jahro sortit avec précaution de son étui la pierre verte, qu'il avait entre-temps pris soin de faire sertir dans un collier, qu'il enfila avec délectation, à côté de la Larme Dorée. Alors la sensation de malaise reprit, intensifiée par ce qu'il ressentait déjà. Tout le monde aux alentours s'affaiblit, comme la dernière fois, et Idri sentait peu à peu ses dernières forces l'abandonner. Non, il fallait qu'il résiste, il ne pouvait pas laisser Meera aux mains de Jahro. Il ne savait pas exactement si la pierre était moins puissante que la dernière fois, ou si c'était lui qui arrivait mieux à résister à ces effets, mais il sentait un petit filet de sa conscience persister. Il n'était pas complètement sous l'emprise de la pierre comme la dernière fois. Il sentit l'espoir revenir un peu et se concentra. Il essaya de bouger un doigt, puis deux, faisant abstraction de ce qui se passait autour de lui, même si le jeu était d'une importance. Allez, un peu de courage, Idri ! Il pouvait le faire. Puis Jahro lâcha Meera et la regarda droit dans les yeux:
¬ Maintenant petite effrontée, tu vas nous révéler la vérité. Pourquoi ton père a t il accepté de te marier avec Idri ?
Meera n'osait pas répondre, encore tétanisée par la puissance de la pierre. La voix de Jahro se fit plus impérieuse:
¬ Réponds !
Idri sursauta en entendant son oncle hurler et sortit de sa concentration. Qu'est ce que c'était que cette histoire ? Ou Jahro voulait-il donc en venir ? Meera luttait elle aussi, mais elle finit par lâcher d'une voix tremblante:
¬ Parce qu'il sait que j'ai déshonoré ma famille et apporté le malheur sur notre maison.
¬ Nous y voilà, c'est bien ce dont j'avais entendu parler. Mais encore ?
Meera commença à sangloter et marmonna une phrase inintelligible.
¬ Plus fort ! ordonna Jahro.
Forcée par le pouvoir de peur de la pierre et l'instant dramatique de la situation, Meera craqua:
¬ Parce que j'ai tué mon mari et provoqué la mort de ma mère !
Le sang d'Idri se glaça, et il perdit cette fois complément pied, il se s'attendait pas à cette révélation. Comment cela était-il possible ? Meera n'aurait jamais pu faire une chose pareille. La pierre devait affaiblir son jugement, ce n'était pas possible autrement. Pourtant, il voyait à son regard désespéré que Meera disait la vérité. Jahro grimaça:
¬ Eh bien on dirait que le petit chat a des griffes ! Ce n'est pas ce que j'avais espéré pour toi. Tu aurais mérité de rejoindre Idri, mais je ne tiens pas à provoquer d'autres d'incidents diplomatiques, nous te renverrons donc dans ta famille. Par contre, puisque tu as déjà de l'expérience en la matière, tu vas nous être utile.
Il marqua une pause puis pointa Idri du doigt:
¬ Tue le.
Meera écarquilla les yeux, regarda Idri une dernière fois, effondrée et bredouilla:
¬ Non ! Non, je ne peux pas faire ça ! Idri n'a rien fait !
Jahro approcha la pierre de peur plus près de Meera et Idri sentit que celle-ci faisait son effet et affaiblissait la résistance de Meera. Il sentait aussi les effluves de peur qui arrivaient jusqu'à lui, et le moment d'espoir avait disparu, la pierre avait repris le pouvoir, et le rendait de nouveau comme un pantin incapable de réfléchir. Meera s'était assise par terre, ses larmes coulant à flots, comme prostrée. Jahro insista, mais il vit qu'il n'arriverait plus à rien avec elle.
¬ Décidémentl, on n'est jamais mieux servi que par soi même, grommela t il.
Il se dirigea en boitillant vers Idri, l'amena tout au bord de la falaise sans qu'il n'oppose aucune résistance et d'un geste puissant, il le poussa dans le vide.
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