Chapitre 9
Idri entamait cette journée un peu plus sereinement, la soirée de la veille s’étant dans l’ensemble plutôt bien passée. Pourtant il avait un peu la boule au ventre car son père devait lui montrer quelles allaient être ses tâches dans la carrière. Ce n'est pas que le sujet ne l'intéressait pas, il avait passé toute son enfance à y traîner pour collectionner le moindre caillou, mais la perspective d'avoir à diriger un chantier, de gérer des hommes, et surtout des anges, le terrifiait.
Heureusement, il aurait le temps de se préparer, car on mettait bien deux bonnes heures pour rejoindre les sites d'extraction. Et comme en plus, on avait des invités de choix, toute une escorte de serviteurs et de voiturettes pour éviter aux gens de la cour de marcher fourmillait au bas du palais.
Le chemin partait de l'arrière, et serpentait pour contourner la falaise qui encerclait le palais. Il était escarpé, tortueux et étroit, les voiturettes étaient donc petites et ne pouvaient transporter que deux personnes. Elles étaient tirées par chacune un lama, plus endurant qu'un cheval dans ces contrées rocailleuses.
Les explosions du volcan avaient été rares, mais étaient violentes. La dernière datait d'il y avait de cela quelques années, et ainsi que Meera l'avait confirmé, s'était faite particulièrement sentir, même à des milliers de kilomètres de là. Le palais d'Idri, de par sa localisation, était plutôt protégé, il se situait non seulement plus haut que le volcan qui était presque au niveau de la mer, mais aussi un petit massif montagneux, celui-là même qu'ils étaient en train de contourner, empêchait les projections directes. Il leur restait tout de même à subir les tremblements et les cendres, ce qui était déjà bien suffisant.
Plus on s'enfonçait dans le massif et on se rapprochait du volcan, plus les végétations se faisaient sèches et moins denses. Idri qui d'ordinaire faisait le trajet à pied, avait été sommé de partager la voiturette de Meera, mais contrairement à leur première rencontre, il n'eut cette fois pas d'appréhension et put parler plus librement.
¬ Avez-vous bien dormi Meera ?
¬ Très bien merci, la chambre est très agréable, il est juste dommage qu'on n'y voit pas la mer.
¬ Il faudra que vous veniez voir dans ma chambre, j’ai une très jolie vue sur la baie, dit-il sans réfléchir, puis il se reprit quand il réalisa que la proposition pouvait sembler un peu abruptement indécente: Enfin... bafouilla-il, je veux dire, si la vue vous intéresse bien sûr, se rattrapa-t-il maladroitement.
¬ À partir de demain, je pense que je serais amenée à la visiter, répondit Meera d'un ton mi-sérieux, mi-piquant, lui rappelant qu'ils allaient, qu'ils le veuillent ou non devenir de plus en plus intimes dans les jours qui allaient suivre.
Idri cherchait un moyen de sauver la conversation qui partait encore dans le mauvais sens, quand la voiturette s'arrêta. Idri jeta un œil par la fenêtre:
¬ Ah, on doit être arrivés sur le plateau, vous devriez venir voir, le paysage est très joli.
Ils sortirent tous les deux de la voiturette, le soleil était déjà haut dans le ciel et les températures agréables. Le chemin escarpé qu'ils avaient emprunté se trouvait sur leur gauche, à moitié caché par les palmiers sous lesquels ils se protégeaient du soleil. En face, une grande étendue plate donnait une vue à cent quatre-vingt degrés du reste de l'île, où l'on pouvait voir la mer se jeter contre les falaises d'un côté et de l'autre du plateau. Et au milieu se dressait le volcan, qui était déjà imposant malgré le fait qu'il soit encore un peu éloigné du plateau. Les roches basaltiques qui le constituaient le faisait apparaître majoritairement noir, et les fumerolles qui s'en échappaient le rendaient un peu plus menaçant et rappelaient à ses visiteurs que ca n'avait rien d'une promenade de santé.
¬ C'est fascinant, murmura Meera visiblement hypnotisée par le panorama. Il y a un mystère autour de ce volcan je le sens, affirma t elle.
¬ Qu'est ce qui vous fait dire ça? releva Idri d'un ton intrigué.
¬ Dans les îles du sud, il y a une coutume: après chaque naissance, nous organisons une cérémonie pendant laquelle une personne de l'entourage est désignée par les parents comme le guide de leur enfant. La cérémonie permet au guide de lui donner une qualité qu'il aura choisie pour lui. La qualité qui a été choisie pour moi à ma naissance est de révéler ce qui est caché. Et il est vrai que mon intuition ne m'a jamais fait défaut pour trouver les secrets qu'on aurait voulu dissimuler.
Idri frissonna en pensant à son propre secret et tenta de faire dériver un peu la conversation:
¬ Et de quoi ont hérité les autres membres de votre famille?
¬ Jacinda a la qualité d'apporter de la joie, et Palak celle de toujours voir le monde avec des yeux d'enfant.
Idri hocha la tête, il aurait lui aussi aimé être doté d'une qualité particulière qui l'aurait rendu spécial, malheureusement la seule particularité dont il avait hérité ressemblait plus à un défaut, une croix qu'il lui faudrait porter et qui le mettrait en danger tout le long de sa vie.
Le carillon de la voiture de tête leur signifia que la pause était terminée et que le cortège repartait. Le chemin qu'ils suivaient maintenant longeait la falaise et descendait en pente douce en faisant des lacets jusqu'à la plage. Les plages de ce côté de l'île, du fait de leur proximité avec le volcan, étaient des plages de sable noir. Le volcan se situait de l'autre côté de la rive, et ils durent longer un peu la plage pour parvenir au seul passage permettant de traverser le bras de mer.
Le passage était un amas d'écueils rocailleux, qui ne se découvrait qu'à certaines périodes de la journée lorsque la marée était basse. C'est aussi pour cela qu'ils ne devaient pas trop traîner car dès que le soir commencerait à tomber, la marée reviendrait et s'ils n'avaient pas retraversé le passage, ils pouvaient se retrouver coincés sur la partie volcanique de l'île. A cet endroit, les voiturettes étaient trop larges pour pouvoir passer, et il fallait traverser à pied, ou monter les ânes pour les moins valides.
Idri et Meera poursuivirent le chemin à pied, tandis que les précédaient juste devant eux son oncle et son cousin, ainsi que son père et le gouverneur. Arrivés sur l'autre rive, il fallait monter les quelques marches grossièrement taillées dans la roche pour arriver au site de l'exploitation. L'escalier débouchait sur une plateforme vaguement circulaire, immédiatement sur la droite se trouvait l'entrée d'une grotte qui s'enfonçait dans les profondeurs du volcan pour tenter d'extraire les pierres, directement à partir des roches les plus en contact avec le magma. Ce site d'exploitation était utilisé avec parcimonie car dangereux, et on n'y envoyait que les anges dont on ne se souciait guère de savoir s'ils allaient revenir morts ou vifs. Le site principal se trouvait au bout de la plateforme, sur les flancs du volcan.
Tous s'aprochèrent des bords de la plateforme, rejoignant ainsi le contremaître et son sous-chef. Ils surveillaient de haut les nombreux anges qui s'affairaient sur les contrebas avec leurs pioches, leurs brouettes ou leurs marteaux. Idri était déjà venu plusieurs fois sur le site de la carrière, mais il évitait souvent les endroits où les anges travaillaient pour s'isoler et ne regardait, ou ne voulait pas regarder, pas vraiment ce qui s'y passait. Mais la, la réalité lui revenait de plein fouet, et il ne pouvait pas ignorer ce qui se passait devant lui. Car le spectacle était particulièrement désastreux: les anges travaillant sur le chantier étaient des êtres affaiblis, crasses de charbon mais surtout de poussière, qui rendait leur peau noire tellement pâle et leur donnait l'air malade. Ils portaient tous le même boulet au pied, symbole de leur asservissement pour cette dure besogne que plus personne ne voulait faire. Leurs ailes étaient attachées entre elles, quand elles étaient encore présentes car bon nombre d'entre eux portaient des ailes mutilées, tronquées, ou trouées, avec des plumes cassées qui rebiquaient dans tous les sens. Idri sursauta quand une main se posa sur son épaule.
¬ Idri, tu devrais entretenir avec le contremaître, pour te familiariser avec tes nouvelles fonctions.
Idri déglutit, mal à l’aise, et tandis que son père l’introduisait officiellement au contremaître du site d’exploitation, commençait d’abord maladroitement puis avec de plus en plus de confiance à poser des questions au contremaître sur le fonctionnement du site, des difficultés récentes qu’ils avaient à trouver des pierres de bonne qualité et des menaces de plus en plus fréquentes d’éboulement qu’ils avaient rencontré. Idri écoutait le contremaître avec un intérêt non feint et fit quelques suggestions quant aux emplacements adéquats ou chercher de nouvelles pierres. Tandis qu’ils conversaient, ils empruntaient de petits escaliers creusés à la hâte dans la roche friable, ou des échelles quand la roche était trop dure, afin de couvrir l’intégralité du site. Idri tentait de ne pas s’attarder sur les conditions déplorables dans lesquelles les anges travaillaient, car cela ne semblait choquer personne et il se demandait à quel traitement il aurait eu droit s’il n’était pas fils de roi.
Le petit groupe commençait à se disperser, la majorité de la cour étant restée sur le plateau à l’entrée de la carrière tandis que son père, le gouverneur, son oncle, Meera et deux ou trois autres représentants de la cour les avaient suivis. Il arrivèrent presque à la base du volcan, qui débouchait sur la plage, et où leur route se retrouva bientôt barrée par une falaise. Tout au long du chemin, plusieurs entrées avaient été aménagées pour rentrer plus au cœur du volcan. Le contremaître ne leur opposa pas de s’y rendre et la petite troupe se prépara à remonter.
Tandis qu‘Idri discutait avec le contremaître, il jeta de nouveau un œil vers la plage et vit avec stupeur que Meera n’était pas remontée avec les autres et se dirigeait vers l’une des entrées menant à l’intérieur du volcan. Ce n'est pas tant qu'il était interdit d'entrer dans le volcan, mais ça pouvait être très dangereux: éboulement, explosion de lave ou de gaz, il fallait soit avoir de bons réflexes, soit de bonnes connaissances du terrain. Dans tous les cas, il était très peu conseillé de s'y rendre seul.
Idri ne voulait pas mettre Meera dans l'embarras s'il l'appelait, aussi il prétexta vouloir prélever quelques pierres de la plage pour les analyser pour fausser compagnie à son escorte. Il était déjà venu par cette entrée du volcan et cela le fascinait toujours autant. Les parois étaient grises, parfois parcourues de veines d'anciennes coulées de lave dont certaines semblaient encore rougeoyer. Les galeries n'étaient pas très nombreuses et ne s'enfonçaient pas très profond pour ne pas fragiliser la structure du volcan et exposer son cœur encore palpitant. Il y avait une grande galerie principale qui partait de la plage pour remonter jusqu'à l'entrée principale en haut de la plate-forme. Entre les deux, quelques galeries en cul de sac permettaient d'atteindre différents types de roches. Idri fit quelques mètres dans la galerie avant de trouver Meera qui regardait et caressait intensément la roche comme si elle pouvait voir à travers. Il s'approcha:
¬ Meera, il ne faut pas rester dans le cœur du volcan, c'est dangereux.
¬ J'avais dit que ce volcan avait un secret, et je vais le trouver, lança-t-elle d'un ton de défi.
¬ La pierre à ici un drôle d'aspect, est ce que c'est normal ?
Idri n'avait qu'une envie, sortir très vite des galeries avant que quiconque ne remarque leur absence. Pourtant, il vit que Meera avait raison. La roche étant un peu dans la pénombre, cela ne se voyait pas au premier coup d'œil, mais effectivement, les strates de la roche qui formaient les parois de la galerie suivaient des lignes plus ou moins droites tout au long du boyau. Sauf sur cette partie. Sur une portion d'environ un mètre de largeur, devant laquelle se trouvait Meera, les strates étaient décalées. Idri était de temps à autre passé dans ces galeries mais n'avait jamais prêté attention à ce défaut auparavant, alors que maintenant, cela lui sautait au visage. Sa curiosité était aiguisée et il en oublia son empressement à sortir hors de la grotte.
¬ Et ça qu'est ce que c'est ? fit soudain Meera.
Elle désignait un petit trou, qui se trouvait non loin de la paroi étrange. Il faisait noir et ils ne pouvaient pas distinguer s'il y avait quelque chose à l'intérieur mais en le touchant, on sentait que ses parois étaient lisses, presque polies, comme si elles avaient été travaillées.
Soudain, des bruits de voix vinrent troubler leur réflexion. L'inquiétude d'Idri refit surface: ils s'étaient absentés longtemps, on devait les chercher ! Meera était toujours absorbée à contempler le morceau de roche comme s'il allait leur révéler un grand mystère. Cette fois-ci, il n'allait pas se laisser faire, il y allait de leur sécurité ! Et sans lui demander son avis, le visage décidé, il l'a saisit fermement par le poignet et lui décréta:
¬ Il faut sortir maintenant, nous ne devrions pas être ici.
Meera encore dans ses pensées, manifesta un peu de surprise mais se laissa guider hors de la galerie sans trop rechigner. Ils remontèrent le boyau jusqu'à la sortie qui débouchait sur la plate-forme à l'entrée de la carrière. Ils les attendaient tous de pied ferme, le visage sévère:
¬ Mais où diable étiez-vous passés, Idri, tu sais bien que l'accès à la grotte est réservé aux personnes travaillant sur la carrière !
Idri se sentait comme un enfant qui a fait une bêtise et savait qu'il se ferait vertement réprimander par son père. Il se demanda même si celui-ci reviendrait ou non sur sa décision de lui confier de plus grandes responsabilités. Il allait se justifier quand Meera lui coupa l'herbe sous le pied:
¬ Je m'étais perdue, Idri a eu la gentillesse de venir me chercher, je vous prie de m'excuser pour cet incident, je n'avais pas pris conscience du danger.
Idri tourna la tête vers elle, en même temps reconnaissant qu'elle le dédouane de toute responsabilité et en même temps étonné qu'elle sache si bien mentir, car il l'avait prévenue et elle avait sciemment choisi de ne pas en tenir compte.
¬ Très bien mademoiselle, nous ne vous tiendrons pas rigueur pour cette fois, mais sachez qu'il est très important de respecter les consignes de sécurité du site. Il est temps de repartir, la marée va bientôt monter.
Le petit groupe commença à se disperser pour rejoindre le passage qui serait bientôt recouvert par la mer. Idri allait leur emboîter le pas quand on le saisit soudain par le bras.
¬ Alors, Idri, on a encore trouvé moyen de se faire remarquer ?
C'était son oncle, Jahro. Il avait prononcé ces mots d'une voix calme mais tranchante. Autant son fils Meroem était impétueux et se laissait vite emporter par ces émotions, autant Jahro était froid, mais tout aussi implacable. Et si sa stature, plus petite que celle d'Idri n’impressionnait pas au premier abord, il savait trouver d'autres moyens de se faire respecter. Idri redoutait d'ailleurs beaucoup son jugement et ne savait jamais réellement ce qu'il pensait tant il ne laissait rien paraître. Il était toujours mal à l'aise en sa présence, son oncle n'ayant jamais eu de grand élan d'affection pour lui. Pourtant cette fois-ci, c'est sans détour qu'il lui dit le fond de sa pensée:
¬ J'ai dit à ton père que tu n'étais pas prêt pour ces responsabilités mais il n'en a fait qu'à sa tête. Enfin, dit il dans un demi sourire, au vu de ce qui vient de se passer, je n'aurais pas grand chose à faire pour le convaincre de ton inutilité, je pense que tu t'en chargeras très bien tout seul !
Et il s'éloigna sans laisser le temps à Idri de plaider sa cause. L'altercation n'avait duré que quelques minutes, et s'était déroulée dans le calme le plus complet, personne n'aurait pu se douter des mots que son oncle venait de lui asséner. C'était bien dans sa façon de faire, Jahro faisait rarement dans le frontal, il était le grain de sable qui venait insidieusement se coincer entre deux rouages et venait vous faire douter de vos plus nobles intentions. Idri pensait à tout cela sur le chemin du retour, qui se fit dans le silence le plus complet, Meera étant elle aussi plongée dans ses pensées. L'adrénaline de la découverte du mystérieux emplacement était retombée et les problèmes de chacun refaisaient surface. Idri regardait Meera dans la voiturette, et se demandait sur quel drôle d'oiseau il était tombé. La douce Meera n'était pas si docile et il venait de l'apprendre à ses dépens. Et c'est avec appréhension qu'ils remontèrent se préparer chacun de leur côté pour affronter leur prochaine épreuve: la cérémonie de leur union.
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