Traqués [Partie 1]
Il ne l’avait pas encore repéré. Heiric, tapi derrière un arbre, bandait difficilement l’arc de Daenara en direction d’un lapin bien gras. L’air frais de fin de journée caressait son visage tandis que les derniers rayons du soleil dardaient à travers les feuilles des arbres alentour. Les conditions étaient parfaites, il ne pouvait pas manquer son tir. Malgré tout, il eut un moment d’hésitation et, en se déplaçant légèrement sur le côté, il fit craquer une branche qui alerta l’animal. Il décocha tout de même sa flèche mais le lapin était déjà hors de portée et le projectile alla se planter dans une motte de terre.
« Je ne suis vraiment pas bon chasseur » pensa Heiric en allant ramasser sa flèche manquée.
Il posa un genou à terre et tenta de pister l’animal qui avait disparu derrière un buisson. La jeune elfe lui avait enseigné quelques méthodes de pistage lorsqu’ils vagabondaient ensemble mais il manquait cruellement d’expérience. Il passa une bonne demi-heure à se faufiler entre les branchages, tendant l’oreille dans l’espoir d’entendre une feuille bouger, une branche craquer. Il finit par déboucher dans une clairière où, au centre, un petit animal se débattait dans un piège. Il s’approcha lentement de l’oiseau qui tentait tant bien que mal de s’extirper du collet et acheva la pauvre bête. Il avait enfin trouvé de quoi nourrir son amie. Mais une fois sa satisfaction passée, il fut pris d’un sentiment de malaise.
Il n’avait pas posé ce piège. Quelqu’un d’autre était dans cette forêt avec eux. Il eut alors la désagréable sensation d’être observé, que quelqu’un ou quelque chose l’épiait. Mais il repensa à l’état de Daenara et se mit en route en direction de leur abri. Il passa néanmoins tout le trajet à jeter des regards derrière son épaule, de peur d’être suivi.
Après de longues minutes de trajet, il arriva enfin là où Daenara se reposait. C’était une cabane en bois construite de façon primaire dont certaines planches étaient rongées par le temps. Le toit de chaume semblait avoir été endommagé par les intempéries tant il tombait en lambeaux et la porte rudimentaire était en partie dégondée. Ça n’était pas le grand luxe mais ils n’avaient pas le temps de trouver mieux.
Le cheval qui leur avait permis de fuir broutait paisiblement et leva la tête lorsque le jeune homme arriva à sa hauteur. Il passa une main sur sa crinière avant de se diriger vers la cabane.
Allongée sur un lit de paille, un linge mouillé sur le front, cela faisait maintenant trois jours que Daenara était inconsciente. Des perles de sueur coulaient le long de son visage et les seuls signes de vie qu’elle présentait étaient de petits gémissements de douleur. Les marques sur son corps s’illuminaient au rythme de sa respiration saccadée, dévoilant un fluide noirâtre mélangé à celui d’ordinaire rose. Impuissant, Heiric assistait à l’agonie de son amie, tentant tant bien que mal de la maintenir en vie.
Après avoir vérifié son état, le jeune homme alluma un feu à l’aide de bouts de bois qu’il avait ramassé et de deux pierres qu’il frotta l’une contre l’autre. Il embrocha le pauvre animal qu’il venait de trouver et le fit cuir afin de pouvoir se restaurer du mieux qu’il pouvait. La lumière du feu se refléta alors sur le pommeau de son épée brisée. Il la prit en main et la fixa. Cette épée était le seul souvenir qu’il avait gardé de son père et de son ancienne vie. Il pouvait encore lire les inscriptions gravées : « souviens toi ». Il sentit la colère montée mais cette dernière fut vite remplacée par la tristesse. Il avait la sensation d’avoir tout perdu.
- Je suis désolé…se dit-il à lui-même.
Il n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire désormais. Qu’allait-il se passer maintenant qu’ils étaient probablement poursuivis par des êtres contre qui ils ne pouvaient rien faire ?
- Tu croyais quoi hein ? T’as été un bel idiot de quitter Brudel et d’abandonner les tiens.
L’idée de rentrer dans son village lui effleura l’esprit pendant quelques secondes. Après tout, il serait plus en sécurité à protéger les siens plutôt que le monde entier. Cette pensée s’évapora quand il regarda de nouveau l’elfe secouée de légers spasmes. Il se leva puis alla à son chevet. Il la regarda un instant. Il ne pouvait pas l’abandonner. Comment le pourrait-il ? Elle qui lui avait sauvé la vie tant de fois, avec qui il avait tissé un lien si particulier.
Il soupira, il fallait qu’il reste pour prendre soin d’elle et la protéger à son tour. Il prit le bout de tissu posé sur son front et sorti de la cabane pour aller le rincer dans l’eau du lac situé juste à côté. Il s’accroupi puis en profita pour se rincer le visage.
Il plongea son regard dans celui de son reflet mais consterné par son impuissance, il attrapa une pierre qu’il jeta violemment dans l’eau.
En se relevant, il entendit une branche craquer derrière lui. Il se retourna rapidement et distingua une silhouette encapuchonnée, située entre les arbres, qui semblait le dévisager.
- Qui êtes-vous ?! hurla-t-il à l’attention de ce nouvel arrivant. Pourquoi m’observez-vous en cachette, tapi dans l’ombre comme un assassin ?
Pour seule réponse, la silhouette se retourna et s’enfonça dans l’obscurité de la forêt. Heiric, furieux, voulut se lancer à sa poursuite mais il ne pouvait pas laisser Daenara seule plus longtemps. Il retourna dans la cabane, posa délicatement le linge trempé sur le front de la jeune femme haletante, et alla barricader la porte grâce à un gros rondin taillé qu’il posa en travers. Exténué, il alla s’asseoir au pied du lit de Daenara, sa lame brisée en main, prêt à attaquer la moindre personne qui s’approcherait de son amie. Mais les heures passant et la fatigue se faisant de plus en plus forte, il finit par s’assoupir, plongeant dans un sommeil profond.
« C’est de ta faute ! C’est à cause de toi que je suis comme ça ! Je t’avais dit qu’on n’aurait jamais dû y aller ! Tout ça c’est à cause de toi ! Il arrive !»
Il ouvrit soudain les yeux, haletant. Il regarda autour de lui. Il était dans une pièce vide, entouré d’une centaine de morceaux de cristal noirs luminescents. Pieds et mains liées, il était incapable de bouger. C’est en essayant de crier qu’il se rendit compte qu’il avait les lèvres closes par une forme qu’il ne comprenait pas. Au fond de la pièce, elle était là, les cheveux d’un noir de jais, ses yeux brillants dans l’ombre. Elle s’avança vers lui, le regard sombre et maléfique.
- Tout est de ta faute.
Heiric sentit ses lèvres se libérer d’un seul coup.
- Daenara, je t’en prie ! Arrête !
- Tu m’as amené ici. Regarde ce que tu as fait de moi ! dit-elle en écartant les bras.
De ses mains jaillirent de puissants éclairs qui vinrent fissurer les murs de pierre qui les entouraient.
- Je ne voulais pas ! Jamais je n’aurai voulu te faire du mal !
Elle s’approcha de lui et plongea ses yeux noirâtres dans les siens :
- Il est trop tard à présent. Je dois me débarrasser de toi si je veux pleinement lui appartenir.
Il entendit une voix gutturale susurrer des mots incompréhensibles tandis que l’elfe dégainait deux dagues aux larmes noircies et crantées qu’elle plongea dans le buste du jeune homme. Du sang gicla de bouche, étouffant son hurlement de douleur. Il regarda une dernière fois Daenara dans les yeux et se vit mourir à travers le regard de celle-ci.
Les hennissements du cheval sortirent violemment Heiric de son sommeil. Il se leva péniblement et se dirigea vers la porte mais à peine arrivé à sa hauteur, il entendit des voix dehors. Il plaqua son visage contre les planches de bois, profitant d’un petit interstice dans le mur pour observer la scène.
Une poignée d’hommes armés rodaient dans la clairière. L’un tentait de calmer le cheval, deux autres semblaient discuter de la marche à suivre tandis qu’un autre s’approchait dangereusement de la cabane. Heiric se précipita sur la porte et s’appuya de tout son poids sur le rondin qui la scellait. Au même moment, l’homme tenta d’ouvrir et poussa un grognement agacé lorsqu’il sentit la porte lui résister. Il força sur l’entrée pendant une bonne minute qui sembla une éternité pour le jeune homme mais il finit par se décourager et retourna auprès de ses compagnons :
- La porte refuse de s’ouvrir. Mais ils sont forcément là, ils n’auraient pas abandonné leur monture.
- On devrait se dissimuler derrière les arbres, attendre qu’ils sortent et les prendre par surprise. répondit un des deux hommes qui lui faisait face.
- Avec le bruit que ce foutu cheval a fait, ils doivent savoir que nous sommes là ! On devrait plutôt se mettre à plusieurs sur cette maudite porte et la défoncer ! grommela le troisième d’entre eux.
Ils débâtèrent pendant plusieurs minutes puis se mirent d’accord pour attaquer de front. Ils se dirigèrent tous les quatre d’un pas décidé vers la cabane. Toujours plaqué contre la porte, Heiric se mit à réfléchir à toute allure à la meilleure façon de les repousser.
Il pouvait tenter de maintenir la porte fermée en espérant qu’un miracle se produise ou se jeter dehors et tenter de repousser les hommes avec les forces qui lui restaient. Il observa un instant son épée brisée, se remémorant la promesse faite à son père puis détourna les yeux pour scruter le corps de Daenara dont la respiration se faisait de plus en plus faible. Il n’avait pas le choix, il ne pouvait pas laisser la survie de son amie entre les mains du hasard. Il bloqua de nouveau la porte avec tout ce qui lui passait sous la main puis souleva une des lattes de bois à l’opposé de l’entrée pour se faufiler en dehors de la cabane.
Les hommes se mirent à plusieurs sur le battant, poussant de toutes leurs forces afin de faire céder les maigres planches de bois qui leurs barraient la route. Tandis qu’ils s’affairaient à chercher un moyen d’entrer, Heiric se faufila discrètement derrière eux. Il se dit qu’attaquer de front, sans même savoir combien ils étaient vraiment, n'était sûrement pas la meilleure des idées. Il s’approcha prudemment de celui qui faisait le guet, l’attrapa tout en plaquant sa main sur sa bouche avant de l’égorger. Il déposa l’homme sur le sol avec discrétion et remarqua alors que son corps était froid et que ses yeux étaient vides. Il reconnut l’un des hommes qu’il avait tué quelques heures plus tôt. Pas le temps de penser, il fallait agir au plus vite. Il s’avança, à demi accroupi, près du mur de la cabane. Les trois ennemis étaient toujours en train de défoncer la porte. Heiric prit une grande inspiration, se redressa puis leur fit face.
- C’est moi que vous cherchez ? dit-il tout haut, sa main bien serrée sur le pommeau de son épée.
Les trois revenants se tournèrent vers lui puis lancèrent tous un grognement.
- Allez ! Approchez ! Qu’est-ce que vous attendez ?! cria Heiric en s’avançant vers eux.
Il n’en fallut pas plus pour que la première attaque soit portée. Heiric vint frapper l’un des trois ennemis d’un coup de poing dans le ventre qui le fit reculer. Mais celui-ci se reprit rapidement et se rua vers le jeune homme pour lui rendre son coup en plein visage. Il revint rapidement à l’assaut et se jeta de tout son poids sur son assaillant. Il profita qu’il soit déstabilisé pour lui faire perdre l’équilibre et planter le bout de sa lame dans la gorge. Il sentit soudain des mains lui attraper le cou et le serrer très fort. A moitié à terre, il leva son épée et la planta dans l’un des bras à proximité et la prise se relâcha.
Le souffle coupé, il poussa un râle puis se releva rapidement tandis qu’un des deux assaillants restants allait lui assainir un coup de pied au visage. Heiric eut le temps de l’esquiver et en profita pour le plaquer au sol et le ruer de coups violents au visage avant de le transpercer du bout brisé de son épée. Il n’en restait qu’un…
A l’intérieur de la cabane, le corps de Daenara qui jusque là était immobile commença à réagir. Sa main se mit à trembler très légèrement. Ses yeux se mirent à bouger derrière ses paupières fermées et les marques sur son corps s’illuminèrent un peu plus au fil des secondes…
Dehors, Heiric se battait toujours. Son dernier adversaire était beaucoup plus robuste. Alors qu’il se débattait difficilement de sa prise, il entendit des hurlements venant des bois. Il mit un violent coup de coude dans les côtes de son bourreau puis vit que d’autres êtres à demi vivants, beaucoup plus nombreux cette fois, étaient en train de se diriger vers lui. Il récupéra l’épée d’un ennemi tombé à terre, essuya le sang qui coulait de son arcade puis se prépara à l’assaut…
Elle fronça les sourcils. Son corps se mit de nouveau à respirer, elle sentit chaque partie d’elle se réveiller. Un fluide glacé parcourut ses veines et lui donna une force qui lui fit prendre une grande inspiration avant d’ouvrir les yeux. Mais ceux-ci n’étaient pas de la même couleur que d’ordinaire. Une lumière vive et rosée avait remplacé ses pupilles noires.
- Heiric !
…Il n’y arrivera pas. Pourtant, il le devait. Daenara était en danger, il devait la protéger, il devait défendre son amie au péril de sa vie. Ils étaient une vingtaine, tous armés, se dirigeant vers lui d’un pas rapide. Leurs hurlements raisonnaient à travers la forêt, leur course effrénée semblait faire trembler la terre.
Le dos courbé par la fatigue, Heiric s’élança malgré tout contre cette armée qui se ruait vers lui. A mesure qu’il avançait, il sentait son pouls s’accélérer, son sang battre contre ses tempes. Tous ses muscles se contractèrent à l’unisson, se préparant au choc. Dans sa course, il fendit l’air de sa lame, mettant hors d’état de nuire l’unique survivant du précédent groupe.
Alors que l’écart se réduisait entre lui et la masse hurlante, une lueur rosée vint fracasser la porte de la cabane. Toute l’attention fut portée sur Daenara qui jaillit de l’ouverture, les extrémités de ses mains enduites d’une énergie surnaturelle. En une seconde, elle renversa d’un geste de la main la première rangée d’assaillants, puis se dirigea à toute allure en direction d’Heiric. Ceux qui tenaient encore debout ne se démontèrent pas et se ruèrent de plus belle vers eux. Ils furent stoppés net, frappés par des éclairs énergétiques qui jaillirent du bout des doigts de l’elfe.
Heiric contemplait la scène avec stupeur, heurté par le réveil soudain de son amie. Cependant, les ennemis paraissaient infatigables, revenant sans cesse à la charge malgré les attaques répétées de Daenara. Celle-ci finit par ne plus avoir la force de riposter et s’affaissa, la lueur de ses mains s’amenuisant peu à peu. Blessé, affaibli, Heiric se dressa entre son amie et les pantins d’Hellkevor. Alors que tout espoir semblait vain, une lumière blanchâtre et aveuglante s’empara de la clairière. A son contact, tous les corps animés par l’énergie démoniaque cessèrent de bouger et tombèrent lourdement au sol, redevant de simples cadavres.
Quand la lumière se dissipa, Heiric et Daenara levèrent les yeux vers une silhouette encapuchée qui les toisait de toute sa hauteur.
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