Je ne peux pas te laisser faire

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” Une odeur d’ozone annonciatrice de l’orage qui grondait au loin saturait l’air de la nuit. Je me situais dans une zone qui n'avait de pavillonnaire que le nom. Des relents de pauvreté et de désespoir suintaient à travers les murs des habitations aux pelouses non entretenues. Je passais devant une ruelle au bout de laquelle un petit groupe d'individus chuchotait en s'échangeant quelque chose de main en main.

La rue déserte et silencieuse m’oppressait. J'accélérai le pas et stoppai devant une petite maison identique aux autres. La peinture des volets en bois s'écaillait par endroits, une couleur grisâtre dégoulinait sur le crépi délavé qui enduisait la façade. Je m'approchai et appuyai sur la sonnette. J’entendis un bruit de pas. Mon cœur battait fort. La porte s’ouvrit et je plongeai mon regard dans des prunelles sombres, presque noires, que je n'avais pas vues depuis quinze ans.

Maintenant âgé de trente-neuf ans, ses traits étaient plus durs, plus matures. Du haut de mon mètre soixante-dix, je lui arrivais à hauteur du nez. Il portait un jean et un t-shirt à la propreté douteuse. Des cheveux bruns, courts et ébouriffés encadraient son visage.

Il me dévisagea, le regard méfiant, puis écarquilla les yeux.

— Emma ?

— Salut David.

— Comment m’as-tu trouvé ? Personne ne connaît mon adresse. À part...

— À part Céline, je sais. J’ai dû batailler dur pour qu’elle accepte de me la donner.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Oooh ! Souris, grand frère, tu n’es pas heureux de me voir ? Bon, tu me laisses entrer ? Ça caille, là.

Il hésita puis se décala.

Je pénétrai dans un salon sombre, un fauteuil et un canapé défoncés se dressaient face à un meuble où trônait une télé crachant les dialogues d’une série quelconque. Au centre, une table basse en bois supportait les restes d’un repas et des canettes de bière vides. Pas de cendrier débordant de mégots: le cliché du mec paumé et devenu une loque en prenait un coup. Non-fumeur à l’époque, il le semblait toujours à l’inverse de moi. Une surprenante odeur d’eucalyptus flottait. Je tournai la tête pour découvrir un brûleur d’encens diffusant des volutes parfumées dans l'air, ce qui m'apparaissait contradictoire avec l’aspect délabré de la pièce. Sur la gauche du salon, une petite cuisine qu’il n’utilisait pas au vu de sa propreté.

Il marcha vers la droite pour fermer une porte. J’eus le temps d’apercevoir un lit aux draps défaits, ainsi qu’un bureau sur lequel était posé un ordinateur portable allumé.

— Excuse-moi pour le bazar, ricana-t-il en ramassant les vêtements traînant un peu partout. Tu veux boire quelque chose ? Je peux t’offrir de la bière ou du jus d’orange, je reçois peu de visiteurs.

— Je veux bien du jus d’orange, merci.

Je m’installai dans le fauteuil et l’observai déambuler dans la cuisine, avant de revenir s’asseoir sur le canapé.

— Alors, qu’es-tu devenue depuis tout ce temps ?

Il me tendit une canette avant de s’ouvrir une bière. Il évitait mon regard. Sa main tremblait.

— Je pense que tu dois le savoir grâce à Céline. Je sais que notre grande sœur t’a retrouvé il y a deux ans, qu’elle était la seule à connaître ton adresse et t’appelle de temps en temps. Notre grande sœur se montre très succincte en ce qui te concerne.

— À ma demande, compléta-t-il.

On se mit à discuter de choses et d’autres, jusqu’au moment où il accrocha mon regard. Le silence s'installa. Un silence au cours duquel la télévision déversa une musique angoissante et oppressante, qui sonna comme un tocsin à mes oreilles, m'alertant du changement d'atmosphère. Les yeux de David fixés sur moi me donnèrent la chair de poule. La tension dans la pièce devint palpable alors qu’il me posait la question, glacial.

— Pourquoi es-tu là ?

Je sentis tout mon être se crisper, on y était. La colère, la honte, la douleur, la tristesse tentèrent de me submerger, mais je contins ce déferlement d’émotions. Je devais garder mon sang-froid.

— Peut-être parce que Céline m'a révélé que tu cherchais une formation pour travailler auprès d’enfants ? J’ai dû tempêter pour qu’elle me raconte ce que tu as fait durant ces quinze dernières années.

Il ferma les yeux, rejetant la tête en arrière sur le dossier du canapé. Je tremblais en serrant les poings, mon cœur tambourinait.

— Tu as disparu le jour de mon quatorzième anniversaire sans laisser de traces. Pourquoi ? POURQUOI ? ?

Il répondit dans un murmure à peine audible.

— Tu sais pourquoi.

Je le vis déglutir avec difficulté, le silence suspendit le temps avant que les paroles ne déferlent de ma bouche.

— La première fois que j'ai fait l’amour, sais-tu quelle image s'est imposée à moi alors que mon petit ami m'enveloppait de son corps ? Il s'agissait de la tienne, couchée sur moi, à essayer encore et encore de me pénétrer alors que tu n’arrivais même pas à bander ! La seule chose qui m'a sauvé de ton viol, espèce d'enfoiré, c'est ton incapacité à avoir la trique. Pourtant, ça t'excitait quand tu nous incitais à jouer avec toi pour pouvoir te frotter à moi et Marie, tes petites sœurs jumelles. Tu pensais que ma mémoire occulterait ça parce que je n’avais que huit ans ?

— Je...

— LA FERME ! ! Je t’interdis de m’interrompre ! Tu savais ce que tu faisais à dix-huit ans espèce d'ordure ! C'est pour ça que tu es parti. Tu t’es rendu compte lors de cet anniversaire que je me souvenais de tout et tu as eu peur, alors que moi, j'ai remplacé cette peur par la haine ! Tu m’as volé mon innocence, mon rire, ma joie de vivre ! Et tu penses que j'accepterais que tu travailles au contact de jeunes enfants ? Pourquoi avoir attendu quinze années pour ce genre de boulot ? Tu croyais que Céline ne me l’apprendrait pas ?

— Bien sûr que je savais. À l’instant où je t'ai reconnu sur le pas de ma porte, je savais.

Je le dévisageais, confuse.

— Tu... tu as appelé Céline exprès, n’est-ce pas ? Tu te doutais qu’en le sachant j’essaierais de t’en empêcher.

— Oui, tu es forte, petite sœur, à l'opposé de moi.

Il termina sa phrase dans un murmure. Je sentis ma gorge se serrer.

— Qu’est-ce que tu veux, David ?

J'entendais ma propre voix froide, sans émotion. Il se mit à rire, un rire amer.

— Je sais que tu ne peux pas me pardonner. Je veux juste que tout ça s’arrête. Je veux que ces besoins, ces pulsions s'arrêtent. J'essaie de me contrôler Emma, je te jure que j'essaie. Mais c'est toujours là ! Dans ma tête, dans mon corps ! cria-t-il en se frappant le crâne. Je veux que tout ça s’arrête... Je veux que TU m’arrêtes !

Je vibrais de colère. Une colère monstrueuse, haineuse en comprenant ce que son esprit tordu et abject souhaitait. Les mots sortirent de ma bouche avec un mépris absolu.

— Tu es un être répugnant. Tu es un salaud qui baigne dans la fange de sa lâcheté, incapable de s’octroyer son propre désir de mort. Alors soit. Cette mort je vais te de la donner, pas pour te soulager, mais pour protéger.

Une heure après, je sortais de la maison. Les larmes sur mes joues se mélangeaient à la pluie d’orage cinglant mon visage. Cette même pluie qui lavait le sang qui m'imprégnait.

Je remontai la rue, grimpai dans ma voiture garée à l’abri des regards indiscrets, quittai la ville et m’engageai sur l’autoroute. J’appelai Marie, arrivée à la première aire de repos.

— C’est moi, ça y est, c’est terminé.

— ... Comment tu vas ?

— Je n’en sais rien, Marie.”

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