Question
Dans son souvenir, l’homme la frappait. Cela durait plusieurs minutes. Il parlait, mais les mots étaient inaudibles et n’avaient pas grand sens à ses oreilles. Elle était à l’arrière d’une grange sur le terrain du monastère. L’homme qui la frappait était le dirigeant de l’orphelinat, et il n’avait pas l’habitude de frapper les enfants. Il s’y prenait avec maladresse, ses coups pas assez forts, mais ciblant des zones trop fragiles. Il écorcha la peau de la fillette avec ses poings fermés, il lui fit saigner la lèvre, la couvrit d’hématomes, le tout sans haine, mais avec un pincement de colère qui aurait pu être de l’agacement. De la déception aussi peut-être.
Elle faillit mordre la poussière. Son corps lui envoyait des signaux contradictoires. Elle ne sentait plus la douleur, mais savait qu’elle avait mal, que quelque chose n’allait pas ou n’irait pas. Qu’elle était blessée.
Il la frappa encore, jusqu’à ce qu’elle se laisse tomber sur les genoux. Le prêtre recula, haletant, ses yeux gris sans émotions. Il la regarda d’un œil flou, ne distinguant pas assez bien son visage. La fillette avait le regard plongé vers la terre. Les yeux secs. Pas une larme, ni quoi que ce soit qui y ressemble.
Le prêtre se rapprocha d’un pas mesuré, hésitant, mais qui se forçait à être aussi délicat que possible. Il s’accroupit pour être à sa hauteur et attrapa doucement la main de Rosalia, comme s’il avait peur de la briser s'il faisait la chose trop brusquement.
« Pardonne moi ma fille, pardonne moi. Mais c’était nécessaire. J’espère que tu comprends. »
La fillette se releva avec son aide, couverte d’hématomes et d’écorchures. Les yeux toujours secs, grands ouverts, exorbités. Sa bouche fermée et ses lèvres droites. Impassible. Comme si elle n’avait pas compris ce qui s’était passé ou même qu’il s’était passé quelque chose.
« Je veux que tu comprennes, repartit le prêtre, que la vie est sacrée. Tu ne peux pas continuer ainsi. Allez, viens, je vais soigner tes blessures. Ensuite, tu te confesseras dans les règles. »
Il l’aida à tenir debout, et sans expressions, sans rien dire, elle le suivit, collée à son bras. Ses mains toujours tâchées de sang. Elle regarda son couteau au sol. Elle ressentait du regret, un regret immense et réel, mais elle n’en laissa rien apparaître. Et ils sortirent tous deux de la grange, sans lancer un regard aux carcasses sanglantes que la fillette avait laissée. Des lapins, des lièvres, des oiseaux de toute tailles, en différents états de décompositions après avoir été écharpés vivants. Des morceaux de plumes sanglantes et de peau vermeille couvraient le sol, le couteau était couvert de fluides vitaux, et le fond de la grange tapissé d’entrailles, tantôt fraiches tantôt moisies des petits êtres massacrés et lacérés vivants sous ce toit.
* * *
Rosalia exprima sa joie par un court rire de gorge. Une satisfaction toute professionnelle à la vue des engins et des outils tous prêts et disponibles pour l’usage. Une vision du professionnalisme et du sens du travail.
Les maitres des hautes œuvres se tenaient droits comme des soldats au garde à vous. C’étaient des hommes musclés, au regard vif, pleins d’une intelligence entièrement tournée vers la méthode et la maitrise d’un art tout scientifique et technique. Ils saluèrent l’inquisitrice, qui les bénit d’un geste et d’une parole. Ils s’entretinrent quelques minutes sur leur travail et sur les attentes que l’on avait. Rosalia avait tout leur respect, et eux toute sa gratitude.
Bientôt, des gardes firent venir la prisonnière. Les paladins en armures ciselées, gravées de sigles protecteurs tenaient fermement la sorcière. Elle était bâillonnée, pieds et poings liés, et sa robe déchirée avait été troquée pour une tunique blanche délavée. Son regard ne brulait plus d’aucune sorte de magie ou d’éclat surnaturel, juste de haine tout à fait ordinaire.
Sans se priver de brutalité, les paladins lui arrachèrent son bâillon, mais la sorcière ne tenta pas d’incanter quoi que ce soit. Elle se contenta de souffler en un murmure :
« Vous ne me ferez jamais avouer quoi que ce soit.
- Veritas est notre devise. Je m’assurerai que la vérité soit révélée, et je sauverais votre âme en entendant vos confessions. J’en ai fait le serment.
- Peuh... »
L’inquisitrice eut un sourire. D’un geste théâtral, elle désigna un à un les engins et les instruments qu’on utiliserait.
« Les lois du clergé m’interdisent de vous mutiler en faisant couler votre sang, mais nous avons bien d’autres moyens. Voyez comme ceci nous permettra de disloquer vos membres, déboiter chaque articulation de la plus douloureuse manière possible. Si ça ne suffit pas, nous briserons chaque os un par un, puis nous briserons vos dents. Mais pour commencer, nous allons utiliser le fouet. Avez-vous quelque chose à dire?
- Rien. Je suis innocente.
- Fort bien. J’aurais presque été déçue. »
Les bourreaux conduisirent la sorcière, qui avec un frisson d’appréhension se laissa ligoter aux machines. Rosalia regardait à distance respectueuse. Son état lui interdisait de pratiquer par elle même la torture, mais elle se gonflait de fierté à voir le spectacle du triomphe de la foi et de la raison. Non, les coups reçus ne lui avaient pas appris à respecter la vie ou même à craindre la douleur. Les hérétiques devaient être secourus, et si l’inquisitrice avait appris une leçon, c’était que l’on pouvait sans conteste infliger de la souffrance physique à quelqu’un avec amour et dans un but tout à fait louable. Elle ne se sentait pas coupable d’adorer ça.
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