LE BAR Épisode V: le poids d’un éclat de lumière
Le bar baignait dans une lumière tamisée, comme un cocon d’introspection. L’air était lourd, mais pas suffocant : une tension douce, comme un secret murmuré.
Le pianiste jouait, mais ses notes trahissaient une lutte. Ses doigts semblaient hésiter parfois, comme s’ils cherchaient une ancienne fluidité. Pourtant, malgré quelques fausses notes, il continuait, avec une mélodie presque lumineuse, comme s’il s’accrochait à l’idée d’un renouveau.
Les murmures dans la salle s’éteignirent peu à peu. Certains clients levèrent la tête, comme troublés par l’incertitude du jeu du pianiste. Ce n’était pas habituel. Il y avait une fragilité inhabituelle dans l’air, une tension que chacun semblait ressentir sans oser en parler.
Derrière le comptoir, le barman essuyait un verre, son regard glissant entre les bouteilles et la porte, comme s’il attendait quelque chose ou quelqu’un. Ses gestes, pourtant précis et méthodiques, semblaient habités par une gravité subtile.
La cloche tinta doucement.
Le son, clair et aigu, sembla plus lourd qu’à l’accoutumée, comme étouffé par l’humidité de l’air.
Un homme entra, trempé par une pluie fine, son manteau collant à ses épaules affaissées.
La silhouette se découpait vaguement dans la lumière tamisée du bar, une présence sombre d’où glissaient encore des gouttes d’eau. Elles éclataient doucement sur le sol, traçant des cercles éphémères.
Il hésita, son regard balayait la salle, s’accrochant brièvement au pianiste, avant de se diriger vers le comptoir.
Il s’installa, posa ses coudes sur le bois lisse, et croisa le regard du barman. Un silence flotta entre eux, comme une ligne tendue, brisé uniquement par une note hésitante du piano.
- Client: « Donnez-moi un cocktail. Pas quelque chose de joyeux. Juste... quelque chose qui me ressemble. »
- Barman: « Ce que vous ressentez… vous arrivez à le mettre en mots ? »
L’homme haussa les épaules, un rictus amer déformant ses lèvres.
- Client: « Vide. Éteint. Comme si le temps continuait sans moi. Vous pouvez en faire un cocktail, ça ? »
Le barman ne répondit pas tout de suite, son regard s’attardant sur les traits fatigués de l’homme. Puis, avec un léger hochement de tête, il acquiesça.
- Barman: « Très bien.
Le barman resta immobile un instant, ses doigts effleurant le bord d’une bouteille. Son regard s’attarda sur les autres flacons alignés comme une partition silencieuse. Puis, avec une lente inspiration, il se mit à l’œuvre, comme s’il s’apprêtait à jouer une mélodie soigneusement composée.
Il saisit une bouteille d’amaro, son liquide sombre semblant capturer la lumière, et en versa une dose précise. L’amertume se déversa dans le shaker, dense comme une nuit sans étoiles. Il ajouta ensuite une larme de jus de grenade, rouge vif, éclatant comme une blessure vive.
Ses gestes étaient méthodiques, mais quelque chose dans ses mouvements trahissait une tension, un soin presque douloureux. Il ajouta une pincée de sel — une larme cristallisée, murmura-t-il intérieurement. Enfin, il déboucha une petite fiole contenant un liquide doré, doux et lumineux, et en versa quelques gouttes, comme un espoir discret.
L’homme, hypnotisé, observait chaque geste, ses yeux rivés sur le barman. Même le pianiste semblait ralentir légèrement son jeu, comme s’il se laissait entraîner par le rythme muet du shaker.
Le shaker se mit à danser entre les mains du barman, ses mouvements nets et déterminés, comme s’il cherchait à imprimer une partie de lui-même dans le mélange. Le bruit rythmé du métal résonna dans l’air, se mêlant aux notes du piano.
Puis vint le moment de verser. Le barman inclina le shaker avec une lenteur étudiée, laissant couler le cocktail dans un verre glacé. Une odeur complexe emplit l’espace : amertume, sel, et une douceur subtile, presque insaisissable.
Il termina avec un zeste d’orange, qu’il pressa au-dessus du verre. Une fine pluie d’huiles essentielles créa un éclat éphémère à la surface.
- Barman: « Un mélange d’obscurité, de colère… mais avec une note lumineuse, si vous savez la trouver. »
L’homme fixa le verre, comme s’il y voyait un reflet de lui-même. Puis, avec une hésitation presque solennelle, il porta le cocktail à ses lèvres. Une grimace initiale tordit son visage, mais elle s’adoucit en une expression de surprise.
- Client: « Amer… presque agressif. Mais il y a une douceur à la fin. »
- Barman: « Une douceur qu’il faut mériter. Comme dans la vie. »
L’homme posa le verre, et un silence chargé s’installa. Ses doigts jouaient machinalement avec la base du verre, ses épaules se relâchant légèrement.
- Client: « Ma femme est morte il y a un an. Un accident stupide. Depuis… je ne sais plus pourquoi je continue. Tout est lourd. Mon fils, il est là, mais… c’est comme si je ne pouvais plus être avec lui. Je suis… ailleurs. »
Le barman resta immobile, ses mains suspendues au-dessus d’un verre propre.
- Barman: « Vous êtes encore là pour lui. Même dans votre absence, vous restez une présence. Vous portez un poids qu’il n’aura pas à porter. »
Un rire amer brisa l’air, tranchant comme une lame sur le bois poli.
- Client: « Porter un poids ? Mais à quoi bon ? À la fin, tout ce que je fais, c’est m’éloigner de lui. »
Il releva brusquement la tête, son regard brûlant de colère et de désespoir.
- Client: « Vous savez ce que c’est, de tout perdre ? Vous, avec vos belles paroles et vos cocktails. Vous comprenez vraiment ? »
La main du barman s’abattit brusquement sur le comptoir, et le choc fit vibrer les bouteilles alignées derrière lui. Le pianiste, interrompu, suspendit ses doigts au-dessus des touches, ses yeux et ceux des habitués tournés vers le barman.
- Barman: « Oui, je sais. Je sais ce que ça fait de tout perdre. Quand il ne reste plus rien, pas même un écho. Ne croyez pas être le seul à avoir vu le monde s’écrouler. »
L’homme resta figé, ses yeux cherchant quelque chose dans ceux du barman. Ce dernier reprit, ses yeux brillants et sa voix plus basse, mais tremblante :
- Barman: « Mais vous, vous avez encore quelque chose. Votre fils. Une main tendue, une lumière à suivre. Vous voulez jeter ça aussi ? Abandonner alors qu’il vous regarde avec des yeux pleins d’espoir ? »
Les mots s’insinuèrent en lui comme une lame douce. Il détourna les yeux, son regard tombant sur son verre presque vide.
- Client : « Je ne sais pas… Je ne sais pas comment avancer. » dit-il en murmurant.
- Barman: « Personne ne le sait. Mais chaque pas que vous faites compte. Chaque jour où vous vous levez, vous lui montrez qu’il peut faire pareil. Même dans le désert, il y a des oasis. »
L’homme porta une dernière fois le verre à ses lèvres. Lorsqu’il le posa, quelque chose avait changé dans son expression : une fatigue, mais aussi une lueur, ténue mais réelle.
Il prit une inspiration tremblante, se leva lentement, et glissa un billet sur le comptoir.
- Client: « Merci… pour le verre. Et pour les mots. »
Il se dirigea vers la porte, mais avant de sortir, il tourna légèrement la tête.
- Client: « Ce cocktail… Il y avait bien cette douceur à la fin. Peut-être qu’elle vaut qu’on la cherche ailleurs aussi. »
Le barman resta un moment immobile après le départ du client. Puis, il rangea lentement le verre, ses gestes plus lourds qu’à l’accoutumée.
- Barman: « Peut-être qu’un jour… moi aussi je croirai à ces mots. » murmura-t-il presque pour lui-même.
Le pianiste, qui avait interrompu un instant sa mélodie, releva les yeux vers le barman. Son regard s’attarda sur lui, un froncement de sourcils trahissant une inquiétude retenue, presque un constat silencieux. Puis, sans un mot, il reprit son jeu, ses doigts hésitant d’abord avant de trouver une fluidité nouvelle.
La mélodie qui s’éleva alors était claire et douce, teintée d’une lueur fragile.
Dans l’air flottait une odeur d’orange et de sel. Une promesse ténue, mais réelle, de renaissance.
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