Les yeux de la tête
Les yeux de la tête
« J’ai tout de suite demandé quand je pouvais commencer à me maquiller. »
Tous ceux qui connaissaient Jackie se souviendront toujours de cette phrase et de ses conséquences désastreuses. L’ayant toujours connue enfouie derrière des lunettes à triple foyer qui lui donnaient l’air d’un extraterrestre désorienté, tous se souviendront de l’opération miraculeuse qui la délivra, enfin, de cette tare qui avait gâché sa vie depuis sa plus tendre enfance.
Non seulement ses tessons de bouteille ensevelissaient le visage de Jackie mais, selon l’angle d’où on la regardait, ils faisaient ressortir ses yeux comme de monstrueuses sphères globuleuses qui lui donnaient l’air d’un merlan en train de frire. L’effet était si tragique qu’il était difficile de maintenir une conversation avec elle en la regardant dans les yeux, ou tout simplement de face.
Jackie était bien entendu consciente de la situation qui s’avérait terriblement gênante pour ses interlocuteurs et humiliante pour elle. Ayant renoncé depuis longtemps à tout effort d’apparence, elle s’était laissée aller à tous les niveaux de l’esthétique féminine. Son corps était un informe tube, ses cheveux une paillasse sans couleur distincte, sa peau un champ de mines de points noirs et autres imperfections, jusqu’à ses mains calleuses et rongées par manque d’attention et donc d’affection.
Bref, elle avait toujours été moche, vierge encore à 24 ans, bloquée dans une carrière médiocre car la moindre promotion allait toujours à la plus avenante de ses collègues, seule et sans grande volonté de vivre.
Mais sa vie changea du tout au tout quand son ophtalmologue lui proposa, un jour, de servir de cobaye consentant pour une nouvelle opération qui promettait d’alléger considérablement la correction de ses lunettes.
Sans même réfléchir ni hésiter une demi-seconde, elle signa tous les formulaires de consentement et fixa la date la plus proche de l’opération. Sa seule question fut de demander quand elle pourrait se maquiller après sa convalescence.
Le chirurgien l’informa de la marche à suivre, des délais raisonnables et des produits à éviter mais tous ces détails furent quelque peu occultés par le simple fait que le maquillage serait effectivement possible. C’était tout ce qui comptait en réalité.
L’opération se passa relativement bien et Jackie fut surprise de constater que sa vue était, bien qu’un peu floue, tout à fait normale, sans le moindre filtre opaque et grossissant. Le contour de ses yeux était cependant quelque peu tuméfié et mit presque deux semaines pour dégonfler.
Ce laps de temps lui permit de s’occuper des autres détails de son anatomie en souffrance. Le coiffeur et l’esthéticienne du quartier aidèrent considérablement ses problèmes de cheveux et de peau. Une nouvelle garde-robe, et surtout une lingerie de corps performante, rendirent forme humaine à sa silhouette auparavant anonyme et asexuée.
Pour ceux qui la connaissaient donc, depuis toujours, la transformation leur apparut tout simplement spectaculaire et ils furent à ce point convaincus que les changements s’étendaient à sa personnalité, qu’ils changèrent leur attitude envers elle du jour au lendemain.
Soudain, Jackie se vit entourée d’amis chaleureux et sympathiques qui semblaient vraiment apprécier sa compagnie et même, pourquoi pas, l’aimer. Quelques hommes commençaient, semblait-il, à la voir d’un œil nouveau. Voire, à lui faire de l’œil…
Ayant bercé sa jeunesse misérable et solitaire de contes et mythes de type Vilain Petit Canard, Jackie ne pouvait attendre de prolonger l’ébahissement jusqu’à sa phase ultime et oublia les recommandations du chirurgien.
Son esthéticienne l’avait déjà éduquée, et enrôlée, dans les mystères et routines du maquillage de base, c’est-à-dire du fond de teint et autres blush et poudres illuminatrices. En élève avide et appliquée, elle avait très vite maîtrisé l’art de poser une base couvrante et mattifiante, avant d’étaler le fond de teint fluide et bistre qui unifiait complètement la couleur de son visage. Elle savait tout des techniques, et autres stratégies, de l’application de poudre, libre, sur les joues et le cou, et compacte sur le front et le menton. Elle savait où et comment poser l’anticerne avant et après l’étalage du fond de teint, ainsi que la brumisation continue pour fixer les différents fards sur son visage.
Le résultat était en réalité très prometteur et sa peau, jadis si imparfaite, apparaissait plus uniforme, veloutée et presque sans défaut. Le maquillage des lèvres aiguisa son appétit pour les couleurs et rien n’était plus excitant, pour elle, que de souligner son sourire au crayon gras avant d’en remplir la forme artificiellement sensuelle avec un rouge à lèvres audacieux, uniquement appliqué au pinceau.
Les hématomes autour de ses yeux n’incitaient pas au maquillage mais, dès leur disparition, la tentation devint plus forte. Elle ne rêvait plus que de mascaras allongeants et épaississants, d’eyeliners sensuels et fluides, d’ombres à paupières éclatantes et insolentes…
La couleur de ses yeux était un marron quelque peu banal et impersonnel mais son esthéticienne lui avait révélé les secrets bien gardés, et transmis de femme en femme, du rehaussement des couleurs et de la mise en valeur des prunelles ternes, à travers fards et autres trompe-l’œil.
Par exemple, l’esthéticienne l’avait persuadée qu’un crayon vert irisé, combiné à une ombre ocre et légèrement matte, feraient inévitablement ressortir le doré, pourtant fort peu visible, de ses yeux désespérément marrons.
Elle s’entraînait déjà à battre des cils façon Betty Boop et se livrait corps et âme à l’épilation de ses sourcils.
Ses lèvres, enhardies et émoustillées par leurs nouvelles formes et couleurs, se prenaient à sourire à tout bout de champ, ce qui attira l’attention de quelques hommes auparavant aveugles quand Jackie les croisait. L’un d’eux osa même l’aborder un jour et elle fut envahie par une vague de crainte, d’excitation et de surprise qui la laissèrent pantelante et au bord des larmes.
L’impatience piaffait dans son sang et elle décida d’un coup de sauter le pas et de se jeter dans l’abîme coloré de sa toute nouvelle palette de maquillage.
D’abord une base neutre et mattifiante sur les paupières avant d’étaler la précieuse poudre ocre, étirée vers les tempes et qui lui donnait déjà des yeux de louve mystérieuse. Le crayon vert irisé glissa, à sa grande surprise, sans faille et accrocs, et l’effet fut bel et bien de donner l’illusion d’une lueur dorée dans ses prunelles ébahies.
Sa main tremblait comme une feuille quand elle appliqua les premières couches de mascara, malgré le succès des premières applications. Quelques brins de la brosse imbibée du fard cireux et gras éraflèrent le blanc de son œil gauche et la firent tressaillir de douleur et d’angoisse. La douleur était si aiguë, si perçante qu’elle en perdit le souffle une seconde.
Les larmes montèrent très vite, amères et acides, la brûlant instantanément. Tétanisée, elle écarquilla les yeux, ce qui augmenta considérablement la morsure lacrymale. Elle tenta de battre des cils, d’abord doucement, puis de plus en plus rapidement, dans un rythme désespéré et désordonné.
Après quelques secondes d’une agonie invraisemblable, la douleur commença à s’assourdir mais ses yeux étaient désormais injectés de sang et légèrement gonflés. Elle pensa immédiatement au collyre d’apaisement que lui avait prescrit le chirurgien et en noya ses orbites palpitantes et assoiffées. Le soulagement fut bref mais efficace et la rougeur commença à s’estomper.
Elle attendit encore quelques minutes et, malgré son plus profond instinct, reprit la tâche inachevée. Le mascara fut appliqué en plusieurs couches et le résultat la bouleversa jusqu’aux larmes. Pour la première fois de sa vie de femme, elle rencontra un visage charmant, féminin et sensuel, un petit minois adorable qui la séduisit irrémédiablement.
En vérité, elle venait de succomber à un coup de foudre définitif pour ce reflet qu’elle découvrait pour la première fois et qu’elle aimait d’une passion subite et sans retour. En même temps, elle avait l’impression de retrouver un être cher et disparu depuis si longtemps, comme une sœur jumelle dont l’absence l’avait rongée jusqu’aux os.
L’émotion devenait de plus en plus forte et allait se manifester immanquablement par des larmes, mais elle se reprit en main et parvint à résorber les brûlures. Sèche et radieuse, elle se sentait prête à affronter et séduire le monde entier et elle termina sa toilette en enfilant la robe la plus sexy et la plus saillante de sa nouvelle garde-robe.
Les regards alléchés des hommes dans la rue ! Ceux d’envie et de jalousie des femmes ! Chaque pas la portait plus haut dans son extase et, pour la première fois de sa vie, elle se sentit exister.
Elle entra dans un café animé et s’assit à une table en feignant l’indifférence et l’indépendance des femmes superbes et donc toutes-puissantes. L’effet ne se fit pas attendre et un homme assez séduisant, la trentaine épanouie et sûr de lui, s’invita à sa table et offrit de payer ses consommations.
La soirée fut le pinacle de tous ses rêves et efforts. Son compagnon fut tout aussi charmé que charmant et le courant passa entre eux comme un éclair par temps d’orage. Ils se racontèrent leurs vies idéalisées et mentirent de concert sur leurs philosophies de la vie et autres inepties.
Les négociations s’avérèrent fructueuses pour l’un et pour l’autre et, en nouvelle femme fatale et battante, Jackie insista pour qu’il la raccompagne jusque chez elle pour y prendre un dernier petit remontant.
Le premier baiser la laissa sans souffle, pantelante et assoiffée. Sa bouche encore fardée dévora celle de celui qui allait être son premier amant. Lui-même fut saisi de la passion subite et contagieuse de sa partenaire et les premiers émois sexuels furent explosifs. La douleur de l’hymen qui se déchire brusquement, le rush d’adrénaline de la première pénétration, le plaisir fulgurant de l’étreinte et l’abandon irréversible du corps la bouleversèrent tant qu’elle ne put plus retenir ses larmes.
Elle ignora la brûlure au début mais une sueur glacée et de mauvais augure vint s’y mêler et tout bascula en une seconde.
Par réflexe, elle porta ses mains à ses yeux pour les frotter et ce geste fatal se révéla instantanément tragique. Affolé par les cris de douleur et les yeux sanguinolents de sa conquête, l’homme paniqua et se retira brutalement, ce qui fit hurler Jackie de plus belle.
Comme tous les hommes dans ce genre de situation, il partit sans demander son reste, négligeant même de fermer la porte derrière lui.
Attirés par les cris de plus en plus lancinants de Jackie, ses voisins accoururent pour s'informer du dernier événement et la trouvèrent à moitié nue, au milieu de son salon, le visage enfoui dans ses mains ensanglantées et les cuisses écartées d'où coulait pareillement une rigole sanglante noire et terrifiante. Le SAMU arriva, l'hospitalisation fut rapide, les soins nécessaires administrés mais le résultat n'en fut pas moins catastrophique. Victime d'un double déchirement de la cornée et d'un décollement de l'iris, Jackie comprit, bien avant que le chirurgien ne le lui confirme, qu'elle ne retrouverait jamais la vue. Assise dans son lit d'hôpital, elle contemplait les années de souffrance, d'humiliation et de solitude que la cécité lui promettait. Elle savait qu'elle allait disparaître dans un méandre invivable de vie mutilée et handicapée, de mort et de pourriture lente, sans amour ni amitié, sans espoir et sans aucune raison de continuer à exister. Alors, par habitude et par ironie, elle ferma les yeux et conjura, du plus profond de son désespoir, l'image féérique et merveilleuse de cette soirée où elle se vit enfin belle dans son miroir et elle en oublia le prix lourd qu'elle avait dû payer.
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