Chapitre 3
Ma première impression en poussant les lourdes portes du Soho’s, fut qu’un feu d’artifice venait de m’éclater en pleine figure. Tout était vif, bruyant, agité. Il y avait une sorte de frénésie relativement absurde, et en même temps parfaitement normale.
Derrière le comptoir, un mec d’une quarantaine d’années semblait occupé avec un groupe de jeunes bien imbibé. Des tables prises, des gens qui dansaient, et la scène, dans le fond de la salle. Lorsque je refermai la porte, un concours d’imitation de Madonna se terminait. On en était au vote.
Les conversations s’échauffaient, les concurrents repassaient sans autorisation pour remontrer un bout de leur show en gloussant.
Certains sillonnaient entre les rangs à grand renfort de mimiques maquillées.
C’était absurde, oui. Et en même temps salvateur.
Je pris place au bar, sur un tabouret haut abandonné par son précédent propriétaire, parti vagabonder du côté de la ruelle arrière sans jamais en être revenu.
J’adorais observer sous ma casquette. Même si dans ce genre d’endroit ça ne durait en général pas très longtemps. Je ne fus pas déçu.
- Mickey, dit un grand type assez séduisant à un plus petit assez quelconque. Quand vas-tu te lancer ? J’en ai assez de jouer les baby-sitter ? Si le mec te plaît, tu y vas et puis c’est tout.
Le plus petit, qui en soit ne comportait pas d’anomalies particulières, mais en même temps n’arrivait pas à réunir tous les morceaux de son physique ordinaire pour en faire autre chose qu’un ensemble parfaitement moyen, se renfrogna.
- Facile à dire pour toi Greg, toi t’es bien foutu et t’embarques qui tu veux…
- C’est dans la tête ! répondit l’autre avec un sourire satisfait et sûr de lui.
Je le vis redresser les épaules, armer son sourire, et balayer la salle du regard. Il tomba sur moi, je détournai les yeux tranquillement. Pas question d’être l’objet de ses expérimentations. Il passa à autre chose et se dirigea vers un groupe de mecs dont l’un d’eux lui avait tapé dans l’œil.
- Regarde, dit-il à son pote.
Je vis le grand beau gosse poser un bras sur l’épaule du type, et commencer à lui raconter je ne sais quoi dans l’oreille qui plut à l’autre . Au bar, le surnommé Mickey soupira en secouant la tête.
Le barman lui glissa :
- T’en fais pas, un jour toi aussi tu trouveras quelqu’un qui veut de toi.
Je n’étais pas sûr que ce soit le genre de parole qui réconforte vraiment, et effectivement, le mec au bar parut encore plus démoralisé. Je me demandais pourquoi ce mec s’évertuait à revenir dans cet endroit si c’était pour se sentir diminué nuit après nuit. Si j’avais été à la place du barman, j’aurais accueilli les clients autrement.
Mais bon, ce n’était pas mon job.
L’espace vide à côté de moi se remplit soudain d’un mec tout en os, affublé de bas résille et de porte-jarretelles, le tout laissant apparaître une pilosité anormale. Il était au-delà du grotesque, mais semblait très fier de sa performance du soir. Un échappé du spectacle de Madonna, visiblement.
- Pousse-toi Mickey, que je prenne mes aises. Et puis mon grand, si je peux te donner un conseil qui vaut de l’or, qu’est ce que c’est que ces fringues ? Le orange n’est tellement pas ta couleur… ! Regarde ton teint ? Qu’est ce que c’est que ce visage bouffi que tu nous amènes-là ? Faut y mettre du tien mon chéri, sinon tu vas te laisser pourrir toutes tes soirées par cet espèce de sex-machine sur pattes de Greg. Parce que franchement, si tu veux mon avis, tu lui sers juste de faire valoir !
- Il n’a pas besoin de moi pour ça, murmura Mickey dans son verre.
- Hum… fit le bas résille en se retournant pour observer la salle, tu n’as pas tort. C’est vrai qu’il est bien foutu ce con ! Je me demande si…
Il n’acheva pas sa phrase et fendit le foule pour aller se coller au beau gosse en question. Celui-ci parut dérouté, mais finit par se laisser happer par l’exubérance de l’arrivant. Sa proie du jour s’enfuit pour ne pas se laisser contaminer. Dix minutes plus tard, il avait réussi à s’échapper, et la jarretelle revint prendre place au bar, un air satisfait sur le visage.
- Hum, il est difficile, mais au moins j’ai pu tâter son beau petit cul ! Au fait, dit-il en se tournant vers moi, toi aussi t’es pas mal, j’avais pas fait gaffe.
Je hochai la tête pour remercier du compliment. Il m’observa un moment, puis reprit :
- Et tu m’as l’air aussi difficile que l’autre idiot.
- Sans doute, lâchai-je dans un demi sourire.
- Oui mais comme tu es agréable à regarder, je vais te faire l’honneur de ma présence. C’est quoi ton nom ?
- Niels.
- Moi mon nom de scène c’est Yvanna. Si tu veux connaître le vrai, faudra me ramener chez toi mon beau !
Je secouai la tête en souriant poliment cette fois-ci.
- Désolé, mais je crois qu’on aurait plus à gagner toi et moi pour que ça n’arrive jamais .
- Pourquoi, t’as des goûts bizarres ? demanda-t-il en me fixant sérieusement.
Je souris davantage.
- Bizarre non. Enfin si, peut-être. Ça dépend de la définition qu’on donne à ça.
- Tu m’intrigues… Barman, un blue lagon pour mon ami et moi. Et toi, raconte-moi ça un peu.
J’hésitai. Je n’avais absolument pas envie de livrer ma vie. Mes pulsions. Mes remords. Ma honte non plus, de n’être capable que de m’enfuir.
Parce que dans ces moments-là, je revoyais tout ce que je risquais de perdre, si jamais cela se… savait. Mais ici, que risquai-je… ?
- Un autre jour peut-être, éludai-je, mais dis-moi, et toi, comment en es-tu arrivé à … tout ça ? dis-je en désignant son accoutrement d’un geste ample.
J’avais bien ciblé le personnage, car Yvanna ne perdit pas l’occasion de se raconter en long et en large. Je le relançais parfois, lorsqu’il me semblait qu’il oubliait des trucs. Il avait un tel naturel à expliquer sa vie que j’en fus jaloux. Et en même temps il était tellement authentique, tellement fidèle à la vie qu’il voulait mener, qu’il me plut.
Je crois bien que ce fut ce jour-là qu’il devint un véritable ami.
Je revins plusieurs fois au Soho’s. Le barman était toujours aussi nul en psychologie, mais les clients semblaient s’en moquer. Je revis les habitués, le beau Greg qui tombait tout ce qui passait à sa portée, le Mickey timide et malchanceux, un petit brun assez quelconque aussi, qui semblait être le point de te coller un contrôle fiscal si tu t’approchais de trop près, un grand énergumène sympathique qui riait fort et qui dansait tout le temps.
Et d’autres, encore et toujours d’autres.
Un jour, alors que j’observais la tenue d’un sexy-bingo sur la scène, aux règles totalement improbables, une tête passa dans mon champ de vision. Brun, grand, de dos.
Mon cœur s’arrêta de battre.
Était-ce possible ?
Je scrutai l’arrière de la tête brune à en vriller des trous dedans. Les épaules étaient un peu plus larges, dans mes souvenirs. Était-ce lui ? C’était impossible, et pourtant si jamais...
Je descendis de ma chaise, et chose inhabituelle chez moi, je traversai la foule pour me poster derrière lui.
Pas la même allure, pas tout à fait le même taille. Mais le même genre d’aura. D’atmosphère.
- Je te paye un verre ? dis-je en glissant un bras autour de sa taille.
Il se retourna. Non, ce n’était pas lui. Mais mon illusion fonctionnait. Je lui souris doucement, le regardant d’un air invitant. Il me dévisagea, semblant me trouver à son goût. Pour une fois que ça me servait d’être plutôt pas mal. Il dut se trouver chanceux. Il n’était pas désagréable. Sa taille était ferme, et sous mes mains, ses fesses l’étaient tout autant.
J’avais envie de zapper le verre, tant que l’illusion tenait. Je le lui dis.
- Demandé par un aussi beau mec que toi… je suis plutôt du genre à discuter d’abord, mais là…
Il était pas mal mais trop bavard. L’illusion n’allait pas tenir. J’avais envie qu’il se taise. Je collai ma bouche sur la sienne.
Il comprit, enfin, et me suivit dehors en roulant des épaules. Il avait la sensation d’avoir gagné le gros lot. Perso, j’imaginais déjà quelle musique j’allais me jouer en boucle dans ma tête pour ne pas être obligé de l’écouter.
* * *
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