Chapitre 9
- Les gars, c’est le grand jour ! tambourina Bertrand après avoir tiré les draps par terre et s’être jeté sur nous en guise de réveil.
J’émergeai brutalement, avec la sensation écrasante d’avoir été renversé par un autobus. Autour de moi, la couette sans dessus-dessous et les oreillers en bataille, notre chambre ressemblait à la grande braderie de Lille, après la remballe.
- T’es lourd, dégage ! grommela Yann en récupérant les draps pour se repelotonner dans ses rêves qui s’échappaient.
- Allez les Kilmann, c’est tournoi de beach-volley à 10 heures et nuit pourrie au Men-dû ce soir !
Yann lui donna un coup de pied à travers la couette qui le fit tomber du lit.
- Ah Ah ! Les mauvais perdants… N’empêche qu’on vous attend dehors dans 30 minutes. À moins que vous ne préfériez vous cogner des sudokus et des mots croisés sur la plage avec les vieux…
- Grr, fit Yann sans relever la tête.
- Hum… J’ai l’impression que ça va pas être votre jour ! À moi la victoire… chantonna-t-il en claquant la porte plus qu’il ne la ferma, en sortant dans le couloir.
Derrière lui, un silence s’installa.
Je mis un moment à recouvrer mes esprits. Étirant mon corps, je sentais des vagues de mécontentement furieux émaner de mon voisin.
- Bonjour, lui dis-je en me penchant vers lui.
- ‘jour… articula-t-il malgré lui.
- Allez… arrête de faire la tête. Allons lui régler son compte sur le terrain de volley, histoire de le faire taire. Et qui sait, peut-être qu’ils auront installé un superbe lodge sur l’île cette année. On n’aura peut-être pas à se caler entre deux rochers pour braver la pluie ?
Il se redressa à son tour, ses cheveux bruns en bataille et le regard fâché.
- Dans tes rêves ! dit-il en se déridant soudain. Avec un peu de chance, il n’y aura pas beaucoup de crabe. À ce stade, ce serait déjà un miracle, ajouta-t-il en se levant, faisant le tour du lit pour récupérer ses habits et sa trousse de toilette.
Arrivé à mon niveau, il m’observa un moment lézarder dans le lit.
- Au fait, murmura-t-il à mon oreille en se baissant à mon niveau, tu es très beau aujourd’hui aussi.
D’un clin d’œil, il quitta la chambre et sauta dans la salle de bain miraculeusement vide.
Interdit, je me rendis compte que ce genre de phrases était nouveau. Je n’avais pas l’habitude de l’entendre me complimenter.
Je me plus à l’idée que moi aussi, j’allais pouvoir à présent lui dire tout ce que je pensais de lui. Car même s’il s’en doutait sûrement, j’avais envie de sentir les mots rouler sur ma langue à mesure que je lisais leur effet sur son visage.
Je souris.
La vie était belle, avec lui.
* * *
Mon petit déjeuner expédié en solo sur le rebord de la cuisine pour cause de lever trop tardif, j’enfilai mes baskets et attrapai mon sac à dos en sortant de la maison.
Dehors, Yann m’attendait, en discutant avec son père.
À les voir tous les deux, côte à côte, il n’y avait aucun doute qu’ils étaient du même sang.
Tous les deux grands et bruns, on lisait sur le visage de l’un les marques du temps qui habilleraient le visage de l’autre d’ici quelques années.
Et cela m’allait plutôt bien, s’il vieillissait aussi bien. À mes yeux, il serait toujours aussi beau. Il aurait toujours les yeux brillant de jeunesse et d’excitation, ainsi qu’un sourire tordu cachant un coup fourré ou une blague venue d’on ne savait où.
- T’es prêt pour une balade en vélo ? Ces andouilles sont partis en voiture sans nous…
Je hochai la tête. Avec lui, peu importait la destination ou le chemin. J’aurais accepté n’importe quoi.
- C’est dommage, dit mon beau-père d’un air faussement ennuyé qui cachait mal un sourire, pas de voile aujourd’hui. J’aurais bien aimé revoir votre figure artistique de mes propres yeux…
- Raaa, dit Yann en enfourchant son vélo sans plus l’écouter.
- On vous rejoint vers midi avec le pique nique. Bonne route ! ajouta son père en saluant de gestes trop grands et trop ravis.
La route, qui était tout sauf linéaire et plate, nous abandonna trempés de sueur après vingt minutes de pédalage.
- Je les retiens, je te jure… marmonna Yann en fixant les cadenas que je lui tendais sur nos VTT.
- Au moins, dis-toi qu’on se sera échauffé et pas eux, rebondis-je calmement en contemplant la mer qui s’étendait sous nos yeux, à perte de vue.
Il hocha la tête, pas convaincu. Il avait prévu de se venger, j’en étais persuadé. Cela ne se fit pas attendre.
Alors que nous rejoignions nos cousins installés sur des serviettes à proximité du terrain de volley, Yann marcha malencontreusement sur la serviette de Bertrand, écrasant au passage un tube de crème solaire.
- Yann, espèce de… !
- Oh… fit mon frère d’un ton innocent qui ne trompa personne, y’avait ton portable avec le tube de crème ? Aaah… ben là il est tout tartiné… au moins il n’attrapera pas de coups de soleil ! Attends, je l’essuie, ajouta-t-il en étalant la crème sur le torse de Bertrand avec un grand sourire.
- Tu l’as fait exprès...!
- Voilà ! Là tu es suffisamment énervé, rit mon frère en le prenant par les épaules pour éviter que ça dégénère. Maintenant, tu es aussi chaud que nous après 20 minutes de côtes dans la lande.
Mon cousin réfléchit un instant à l’intérêt de continuer l’escalade dans les représailles, mais se ravisa. Sans doute qu’estimant qu’il avait déclenché les hostilités, il risquait de finir par perdre la bataille.
Son frère se moquait de lui, accompagné par les autres cousins.
- Vous nous avez déjà inscrit ? demandai-je à Loïc à côté de moi.
- Yep, c’est du 3 contre 3. Je joue avec vous !
- Cool, répondis-je en cognant mon poing contre le sien, tranquillement.
Les parties s’enchaînèrent. Je n’étais pas un grand fan de ce sport, mais j’avais l’avantage d’être grand et de me débrouiller.
Au bout de plusieurs tours, je rejoignis mon coin de sable avec soulagement, en attendant d’être appelé à nouveau pour les phases finales.
Dans mon dos, le vent soufflait entre les branches des pins. Je sentais l’odeur de leur sève, grésillant au soleil de 11 heures.
Les pieds dans le sable, je jouais avec, le laissant filer entre mes orteils. Loïc s’installa à côté de moi.
- Ton frère s’est fait accosté, on dirait.
Je jetai un coup d’œil dans sa direction, et le trouvai en effet entouré de deux filles, qui semblaient emprunter ses lunettes de soleil pour voir si elles leur allaient. En moi-même, une sorte de brûlure s’empara de mon estomac. Un truc nouveau, que je n’avais jamais senti, avant.
Il leur parlait vaguement, son regard tourné vers mes pieds. Comme si seul le sablant sinuant entre mes orteils l’intéressait.
Il rencontra mon regard, et semblant se rendre compte d’un truc pas normal, il détourna les yeux.
Quelques secondes après, Bertrand, en pause lui aussi pour un moment, se précipita vers lui, ruisselant de sueur.
Ouvrant de larges bras, il se jeta sur lui pour lui coller toute sa transpiration.
Je vis mon frère s’écarter en râlant, et son cousin lui jeter du sable sur le ventre pour couronner le tout, l’air bien content de lui.
Yann se redressa et le fusilla d’un regard provocateur. Un grand sourire s’étala sur son visage, et récupérant le ballon de volley aux pieds de Bertrand, donna un énorme coup de pied dedans en direction des dunes.
Loic rit.
- à force de vous voir ensemble, on pourrait croire que vous êtes pareil. Mais tu es sacrément plus calme… !
Je jetai un coup d’œil à mon frère, obligé par le reste des équipes à aller gravir, en râlant, les dunes pour récupérer la balle perdue.
- Indubitablement, dis-je avec un sourire tranquille.
- Mais j’aime bien les deux. Avec lui tu ris, seul on peut te parler. Vous êtes tellement inséparables. Il ne te laisse pas souvent. Je suis bien content quand ça arrive. J’ai du mal à supporter autant d’agitation parfois. Mon frère est pareil, mais heureusement qu’il trouve d’autres têtes de turc, parce que sinon je crois que je finirais pas demander à mes parents de l’envoyer sur la lune ! Ça doit être parfois dur, non ? Tu dois avoir des moments où tu veux être tranquille toi aussi…
Je réfléchis un instant. Je n’avais jamais imaginé notre relation autrement que fusionnelle. Et si Yann recherchais ma compagnie en permanence, l’inverse était également vrai. J’avais besoin de lui dans ma vie.
- ça ne me gêne pas. J’aime bien être avec lui. C’est comme si… il me forçait en dehors de ma carapace. C’est juste… naturel. Et puis, il lui arrive d’être calme, ajoutai-je en pensant à notre bulle du soir.
- J’ai du mal à le croire, rit Loïc en me désignant mon frère qui dévalait les dunes en faisant jaillir des geysers de sables partout.
Je hochai la tête.
- Crois-moi.
On discuta encore un moment de tout et de rien. J’aimais bien Loïc, car je n’avais pas besoin de faire semblant.
Il ne posait pas trop de questions, et n’éprouvait pas le besoin de se faire mousser. Il avait sans doute raison. Peut-être que mon naturel calme trouvait du plaisir à se réveiller, de temps en temps.
Je rêvassais, les yeux perdus à l’horizon, jusqu’à ce que Yann vienne finalement s’allonger à ma gauche, dans le sable, hors d’haleine.
- Je les retiens avec leur maudit ballon!
- C’est de ta faute, dis-je en regardant l’écume lécher les pieds d’enfants hilares, au loin.
- Et ton frère à toi, continua-t-il à l’adresse de Loïc en rampant soudain sur mes genoux pour se rapprocher de lui, est-ce que tu y tiens vraiment ?
- Pourquoi ?!
- Je veux dire : y tenir vraiment ?
- Ben un peu quand même !
- Dommage… dit-il en jetant sa tête dans ses bras, déçu.
- Yann, tu m’écrases, dis-je en tentant d’ignorer le souffle de sa respiration sur mes jambes.
Qui me donnait des idées. Pas forcément acceptables, bien que naturelles. Tout du moins pas ici.
Il leva les yeux vers moi, surpris. Et comprit.
-Oh. Désolé.
Loïc eut l’air surpris, lui aussi, de le voir capituler aussi vite sans protester. Je lui fis un clin d’œil.
- Des années de dressage intensif, lui glissai-je à l’oreille tandis que Yann se réinstallait correctement, lorgnant sur la bouteille d’eau que j’avais amené.
Une fois vidée d’un trait, il sombra dans une sorte de léthargie muette, la tête collée à ma hanche.
Il était si près. Et en même temps ce n’était pas assez…
Ce n’était pas trop dans ses habitudes, de ne pas déborder d’activité en plein jour. C’était comme si… il avait eu envie, lui aussi, de s’accommoder à mon rythme, l’espace d’un instant. De partager autre chose. De la contemplation. Le son de nos respirations qui s’accordaient en silence. Nos pensées, qui volaient peut-être dans la même direction. Inconsciemment.
Nous passâmes la fin de la matinée à commenter les matchs restants, ayant été évincés du tournoi en quart de finale.
Ce qui fut pour moi mon moment préféré. De le savoir là. À côté de moi. Sa tête à quelques centimètres de mes doigts. Partageant en secret autre chose que cette relation fraternelle évidente. Et pour autant en le gardant pour nous.
Sa tête collée contre mon flanc, je devais cependant réfréner mon envie de caresser ses cheveux. Il fallait que cela reste sage.
C’était la seule contrainte.
Mais je pouvais m’y résoudre, si c’était pour le retrouver plus tard.
* * *
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