Chapitre 10
Armés de piques-niques et de sac à dos remplis à ras bord, les adultes arrivèrent un peu après midi. Chacun raconta, qui de ses points décisifs magnifiques, qui de ses victoires ou des tricheries des autres. Pour ma part, je pris le panier des mains de ma mère pour la soulager.
Elle n’était pas épaisse, et cela me faisait toujours bizarre lorsque je la voyais trimballer des charges trois fois grosses comme elle. Déjà enfant, lorsqu’elle franchisait la porte après plusieurs étages sans ascenseur, je me précipitais pour l’aider. Comme si, en tant que petit homme de la maison, il était de mon devoir de le faire.
Aujourd’hui, c’était un réflexe mêlé d’empathie.
Mon beau-père rit et me traitant de fils à maman. Mais je savais qu’au fond de lui il était heureux que je sois quelqu’un de gentil avec elle.
Parce qu’il était quelqu’un de bon. Et qu’il l’aurait fait lui-même, si je ne l’avais pas devancé.
- Ce n’est pas ton frère qui ferait ça pour moi ! dit-il en abandonnant des kilos de tomates sur une serviette de plage.
- On parle de moi ? demanda Yann en surgissant derrière lui, une rondelle de saucisson volée à la bouche.
- T’as trouvé ça où ? demandai-je en lorgnant sur sa prise.
- Je savais que Patrick en aurait dans son sac, alors je me suis proposé pour l’aider, dit-il en engloutissant une deuxième tranche, son sourire canaille s’étalant sur ses joues bronzées.
- Yann ! dit le père de Bertrand en se plantant devant nous, tu étais censé m’aider. Tu peux me dire pourquoi tout est répandu par terre, alors que tu t’es sauvé ?
- Ah Ah, gaulé ! se moqua Bertrand en faisant semblant de tout bien ranger, son auréole de faux samaritain contrastant avec son hilarité.
Je laissais les cousins et mon frère tenter de réinstaller notre campement, sous l’œil complètement blasé des parents.
Je choisis une place à côté de ma mère, au calme. Elle me regarda arriver, l’air ravi.
Autour d’elle, tout avait toujours un goût de sérénité.
- ça va mon grand ?
Je hochai la tête en lui tendant un œuf dur.
- Oui. Même s’il y a de l’agitation, j’aime bien cette plage. J’adore la manière dont les rochers plongent dans l’eau, là-bas au bout. Et les vagues qui se brisent en permanence. Ça brille, sous le soleil, et c’est juste magnifique. Ça a un côté d’éternel recommencement qui me va bien.
Elle rit doucement.
- Mon petit garçon est philosophe, à présent.
- Je ne sais pas. Mais c’est rassurant.
- …
- ...
- Je comprends, dit-elle après un moment de contemplation silencieuse. Mais tu sais, je ne sais pas si quelque chose te fait peur, pour ta vie future je veux dire, mais sache qu’il y a des choses qui ne changeront jamais. Toi. Moi. Nous, notre famille. On sera toujours là pour toi. Alors, si un jour, je ne sais pas… disons que par exemple, si le rocher devait se briser, et que les vagues ne l’atteignent plus, je suppose qu’il trouverait la compagnie des poissons agréable. Et que le soleil continuerait à luire pour lui, au loin. D’une autre manière. Ça serait juste une autre vie. Tout aussi agréable.
En moi, un tourment d’émotions balaya mon ventre. Je n’avais pas prévu une conversation si profonde, pris au dépourvu. Elle employait de bien jolies métaphores pour me parler de mon adolescence qui passait. Mais elle, qui avait été mon soleil, accepterait-elle, de me voir couler au fond de l’eau ? De voir se briser, le roc solide, sa famille, sur laquelle elle avait si soigneusement veillé ? Qui constituait sa raison de vivre, sa force, aujourd’hui ?
Je répondis simplement :
- Peut-être. Mais le rocher serait quand même brisé.
Une vague de tristesse s’empara de moi, sans que je ne puisse la chasser. La culpabilité m’envahit, et je plongeai ma tête entre mes genoux pour qu’elle ne puisse pas déceler mes émotions.
Yann profita de ce moment pour atterrir à côté de moi, faisant voler du sable partout sur la nappe de pique nique. Il s’attira immédiatement les foudres des adultes, et pour s’excuser, se lança dans la confection de sandwichs surprise, aux associations douteuses.
Je relevai la tête vers lui. Il me lança son fameux sourire en biais que j’adorais.
- Tu boudes ?
- Non, je philosophe, il paraît.
Il me dévisagea un moment, et je finis par craquer. Et lui sourire à mon tour.
Je n’avais jamais été capable de lui résister. Il était mon soleil. Celui dont je ne voudrais jamais me séparer.
Me retrouver assis entre ma mère et lui aurait dû me tordre le ventre. Mais étrangement, auprès de lui, j’étais rassuré. Comme si au bout du compte, tant que nous étions ensemble, tout irait toujours bien.
Et qu’il y avait bien une solution.
Quelque part.
* * *
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