Chapitre 26
Félicitations à tous pour votre patience, et merci de votre fidélité !
Voici la suite si ça veut bien marcher!
Bises
* * *
J’avais fini tôt, et au lieu de me rendre en direction du bar à vin pour mon travail comme tous les soirs, j’inventai pour la première fois de ma vie un bobard afin de sécher.
Je me félicitai intérieurement de ma bonne conduite de toujours. Mon patron n’y vit que du feu, et me souhaita un bon rétablissement pour mon début de rhume.
Je fis le tour de quelques quartiers en suivant la liste que j’avais préparée à l’avance. Certains établissements étaient ouverts, j’en goûtai l’âme. L’atmosphère.
Rien ne ressemblait vraiment au Soho’s.
Je ressentais une sensation étrange de temps étiré. Partout. À moins que ce genre d’endroits pas encore remplis ne fasse étrangement écho à mon semi-coma volontaire.
Il m’habitait depuis si longtemps qu’il était devenu une seconde peau. Il fallait vraiment que je me secoue.
Les zincs moites, les salles plus ou moins colorées, la musique partout différente sans réelle originalité, me donnèrent envie de rebrousser chemin.
Non, si ces bars étaient visités le soir, ce n’était pas pour leurs décors. Mais sans doute pour leur ambiance. Dans laquelle je ne me retrouvais pas.
Tant mieux, me dis-je en réfléchissant aux travaux que j’aurais à lancer pour rénover le Soho’s. Je n’aurais pas à refaire grand-chose. Sans doute un peu de peinture, un sacré grand ménage, et mettre la main sur une playlist un peu plus au goût du jour. Est-ce que c’était possible que ce fut si simple ?
Ma décision m’avait surpris moi-même. Je n’étais pas du genre aventureux. Mais, sans doute, avais-je toujours au fond de moi l’envie de combattre les injustices. Je détestais par-dessus tout me sentir impuissant. À moins que ce ne soit pour me sauver moi-même de ma léthargie à grand coup de pied mental dans le train ?
Je frissonnai en sortant du dernier bar sur ma liste. Ces endroits ne me plaisaient vraiment pas. J’avais hâte de retrouver des lieux familiers. Rassurants.
La ruelle où trônait la grande porte du Soho’s m’apporta du réconfort. Je ris en moi-même. Il ne fallait pas non plus que je m’emballe. Et si le vieux refusait ? Et s’il fermait, tout simplement, et laissait le lieu se désagréger. Tout seul…
D’un pas plus décidé que je ne l’étais réellement, je franchis le seuil.
Dédaignant les habitués qui vivaient leur vie, le patron était seul derrière le bar, comme toujours. Affairé à balayer un sol qui aurait bien eu besoin d’une équipe entière de femmes de ménage armées de karchers, il ne leva même pas la tête à mon arrivée.
Les mains dans les poches de mon manteau, je restai droit, silencieux devant lui. Attendant qu’il me voie. Et que l’inspiration me vienne. Je n’avais jamais vraiment tenté de négociation de ma vie. Avec ma mère, j’avais beaucoup retenu, conscient qu’elle ne pouvait pas m’offrir grand-chose. Et qu’elle l’aurait fait d’elle même, si elle avait pu. Ensuite, c’est comme si ma personnalité avait germé en suivant ce moule. Je ne demandais rien. Peur de gêner, gêné de désirer ? Mais là… bizarrement je n’avais pas peur. Au pire il disait non. Et pourtant…
J’avais tellement envie de cette aventure. Presque un besoin...
- Si tu veux boire quelque chose, annonce-le, grommela le patron sans cesser de pousser son balai inutile.
- Je sais, répondis-je sans bouger.
Pendant quelques minutes interminables, seul le bruit des poils de sanglier centenaire nous séparèrent. Puis il finit par céder. Et poser le manche contre le dossier d’une chaise.
- Tu veux quoi ? demanda-t-il en me regardant enfin de travers.
- Causer.
- C’est ce qu’on fait déjà, répondit-il sans un geste. Et puis c’est pas trop le moment là, je suis en plein boulot, là.
- Vous allez fermer, dis-je tranquillement, en quête de sa réaction, sans relever qu’il bâclait tellement son service que ça n’en avait plus le nom.
- Et ? répondit-il, laconique.
- Et... je voudrais bien que vous me passiez la main, lançai-je plein d’un espoir que je tentai de contenir pour ne pas l’exciter.
Il me dévisagea enfin franchement. Suspicieux. Jaugeant la plaisanterie. Ou l’arnaque.
Je ne savais pas ce qu’il attendait. Il me connaissait de vue, sans vraiment me situer. Je n’étais pas de ceux qui la ramenaient, préférant le calme du coin de la salle, à la clarté des projecteurs.
Mais j’avais une assez bonne idée des motivations d’un mec de son âge ayant tenu un bar gay aussi longtemps.
Au-delà du gagne-pain, cela allait sans dire, car ce n’était pas un métier qu’on envisageait sans un minimum de conviction.
Je repris alors, de la voix calme et douce qui me servait à captiver les clients aisés que j’accueillais dans le bar à vin, sans vraiment savoir comment.
Je plongeai mon regard limpide dans ses yeux cramoisis, enfoncés sous des sourcils burinés par la fatigue et l’ennui.
- Vous savez… Je pourrais vous donner mon CV. J’aurais mon diplôme d’œnologie dans quelques mois. Mon expérience est réelle, car je travaille dans un bar depuis plusieurs années. Je mixe les cocktails, je choisis les vins, et je conseille les hors d’œuvres tout aussi bien que vous. Si ce n’est mieux, d’ailleurs.
- …
- Mais ce n’est pas ça qui m’amène. Est-ce que vous avez entendu les réactions des jeunes face aux rumeurs de fermeture ?
- Ils s’en remettront, bougonna le vieux en replongeant les yeux dans le parquet.
- Est-ce que vous n’aviez pas, vous aussi, l’envie de créer une sorte de refuge, lorsque vous avez ouvert le Soho’s ?
- Qu’est-ce que ça peut te faire ?
- Je respecte énormément tout ce que vous avez fait pour eux. Pour vous aussi, sans doute, à l’origine. J’imagine que vous savez quelle importance cet endroit a pour eux. D’ailleurs ce sont toujours les mêmes. Et je suis sûr qu’au fond de vous, ça vous fait chaud au cœur d’avoir réussi ça. Cette bulle sereine et protectrice où ils peuvent être eux-mêmes, non ?
- ...
- Je ne creuserai pas, ajoutai-je précipitamment alors qu’il me fusillait du regard comme si j’empiétais trop sur sa vie privée. Mais sachez que, quelle que soit votre histoire, les jeunes qui passent leurs soirées chez vous, souhaitent avoir la chance de pouvoir continuer à en vivre, des histoires. Ici. Dans un lieu qui leur est familier. Où ils se sont rencontrés. Où ils croiseront d’autres gens, réunis par cette atmosphère si particulière que vous avez réussi à créer.
- Humpf… tu crois vraiment que c’est si facile ? Qu’il suffit d’ouvrir pour que les gens viennent ? Regarde-toi. Tu es épais comme une tartine oubliée dans un grille-pain. Il y aura les emmerdes. Les chercheurs de trouble. Les homophobes. Les flics. Les descentes des stups. Des mecs bourrés. Des bagarres. Tu es qui, toi, pour réussir là où tant d’autres échouent ?
- Moi ?
Je méditai la question un instant. Il n’y avait pas de bonne réponse. Juste la simple vérité. Crédible. Et parfaitement sincère.
- Moi, je ne suis personne. Juste un mec qui trouve que ce serait bien dommage, que tout votre travail et vos rêves s’achèvent ici.
Je soutins son regard. Tranquillement.
Je n’étais personne. Il le savait bien.
Étrangement, il jaugea ma carrure. Mon attitude. Mon regard calme et ma détermination.
Il n’y avait pas de combativité apparente sur mon visage. Mais l’évidence de la décision qu’il devait prendre s’inscrivait si clairement sur mon front, qu’il inclina la tête. Interloqué pour la première fois.
Ce n’était pas la première fois que je remarquais ce genre de phénomène. Comme une sorte d’autorité naturelle et calme. Une espèce de magnétisme qui faisait que les gens m’écoutaient. Sans forcer. En souplesse. Et sans en abuser, cela m’allait bien.
Même si cela m’avait desservi par le passé, lorsque j’avais annoncé à Yann la fin de notre histoire.
Est-ce parce qu’il remontait à la surface de plus en plus souvent en ce moment que je m’enfermais dans ce projet de reprise du Soho’s ? Je chassai l’idée rapidement, et refermai le verrou au fond de moi. Pas ce soir. Pas maintenant.
Je défis mon manteau, l’installai sur le dossier d’une chaise au bar, et commandai une vodka. Les yeux sur la scène, je contemplai le concours de chant 80’s distraitement. Au passage, je répondais aux habitués qui franchissaient la porte en me saluant avec un sourire.
Sans doute est-ce à ce moment-là que le vieux envisagea sérieusement de me passer les rênes.
* * *
Une veste légère sur les épaules, mon smartphone dans la poche arrière, je surpris mon reflet dans la vitre dépolie du RER. Même déformé par le plexiglas, j’avais plutôt l’air bien.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas remis les pieds à la maison.
Sans doute que j’en avais besoin, de toute cette distance. Même si la connexion avec ma mère, le cordon, serait toujours impossible à rompre. Nous avions traversé tant de difficultés ensemble… mais l’éloignement d’aujourd’hui semblait enfin le bon.
Chacun sa vie, même si je l’aimais plus que tout.
- Tu es encore plus maigre que la dernière fois ! s’exclama-t-elle en me prenant dans ses bras, avant même que j’aie franchi le pas de la porte.
- Tu exagères… ris-je en la serrant contre moi.
Mon père, quelques pas derrière elle, me contemplait avec une espèce de fierté qui libéra ma respiration. Revenir ici me rappelait toujours que l’un de nous manquait à l’appel. Et les raisons de cet exil.
- Laisse-le entrer Brigitte. Et puis je ne sais pas ce que tu lui reproches, mais moi je lui trouve plutôt bonne mine à ce petit !
Dans sa bouche, vu qu’il était aussi grand que moi du haut de son mètre quatre-vingts et quelques, cela sonnait affectueusement accueillant.
La maison bourdonnait depuis que j’étais arrivé. J’accompagnai la préparation du repas dans la cuisine, je contemplai la dernière reproduction de Whiteman dans le salon, écoutant les explications de mon père en inclinant la tête, laissant l’atmosphère chaleureuse me pénétrer et s’insinuer en moi jusqu’à me faire fondre.
J’avais oublié à quel point j’avais besoin de cette famille pour me sentir normal. J’allais dire « entier ». Mais le mot aurait été mal choisi. Tout ici me rappelait son absence. La culpabilité s’immisça entre mes omoplates. Je frissonnai.
- Tu veux un pull ? demanda ma mère les mains chargées d’un plat à rôti.
Je secouai la tête en m’installant à table, un sourire calme sur le visage.
- Tout va bien Maman.
La conversation glissa. Comme si le temps ne s’était jamais arrêté entre nous. Les allusions à mon frère effleurèrent la surface, projetant de minuscules gouttelettes sur ma mauvaise conscience, puis disparurent à nouveau au détour d’une anecdote sur les rosiers du jardins, ou la dernière conférence de mon père sur le classicisme du 17ᵉ siècle en Angleterre.
La question de mon avenir émergea entre le fromage et le dessert, ce à quoi j’étais préparé.
- Je vais reprendre un bar, annonçai-je le plus naturellement du monde en empilant les assiettes sales, faisant un petit tas bien net dans un coin avec les ficelles découpées du rôti.
-Oh… s’enthousiasma ma mère. Quel genre ? Je te vois bien dans un truc assez chic, avec un beau tablier, et de grands lustres…
Mon père remarqua mon demi sourire, et attendait la suite en m’observant.
- C’était l’idée, fut un temps, répondis-je tranquillement.
- Mais quoi alors, demanda-t-elle en marquant un temps d’arrêt.
- J’ai obtenu l’accord du propriétaire. Ne vous inquiétez pas, je ne vous demanderai pas d’argent.
- Pourquoi tu ne réponds pas directement, Niels ? continua-t-elle les sourcils froncés.
- Parce que cette décision est à double facette, maman. Je reprends un bar de nuit. Avec une musique qui sera bonne, à l’image de la déco que je vais légèrement upgrader.
- Et le deuxième effet Kisscool ? Interrogea mon père, subitement amusé comme s’il voyait où je voulais en venir.
Je lui rendis son sourire, et confirmant le fond de ma pensée, je conclus :
- c’est un bar gay.
Il se leva de sa chaise, redressa ses lunettes, et posa sa main sur mon épaule.
- je suis content que tu nous l’aies dit, mon fils. Si c’est ce que tu as envie de faire, c’est que tu auras réfléchis. Je ne peux que soutenir les projets de quelqu’un qui se fixe des buts dans la vie.
Ma mère était plus perdue. Comme si cela faisait beaucoup d’un coup et qu’elle n’avait rien deviné. Elle qui pensait me connaître mieux que personne. Je revis le sillon de la responsabilité apparaître entre ses yeux. Celui de la culpabilité aussi, de ne pas avoir été là si jamais j’avais eu besoin d’en parler. C’était ce sillon que j’avais fui des années avant. Celui que je ne supportais pas, tant il m’était difficile de ne pas la savoir pleinement satisfaite. Non pas à cause de mon orientation ni de mes choix. Mais à cause de tout ce que j’estimais encore lui devoir, même à mon âge.
La réaction de mon père me plut. Toute en sobriété intelligente. C’était tout ce que j’avais besoin d’entendre. Tandis que sa femme s’éclipsait vers la cuisine pour revenir avec un Saint Honoré chancelant, il ajouta d’un ton posé qui ne l’étant pas tant :
- ton frère serait heureux d’avoir de tes nouvelles.
* * *
Annotations