Chapitre 27
« Ton frère serait heureux d’avoir de tes nouvelles...»
Cette phrase me trotta dans la tête, lancinante, pendant un bout de temps. Mais était-ce vraiment le moment ?
Et puis… et puis quoi, ensuite ?
Je l’avais repoussée longtemps. Jusqu’à ce qu’elle disparaisse presque. Je n’étais pas prêt. Pas encore.
Je finis mon contrat au bar à vin tout en douceur. Des habitués me regretteraient, et me le confirmèrent avec une sorte de nostalgie étrange en me tendant une caisse de vieux Bourgogne classé.
J’exprimai mes remerciements avec un sourire étiré, gêné. L’un d’entre eux me donna son numéro. Je contemplai les 10 chiffres d’un œil perplexe, pas certain de savoir quoi en faire.
Je passai les quelques semaines suivantes bien occupé, entre la paperasse pour la reprise du bar, moyennant un étalement du prix, modique, sur trois ans, et le bouclage de mon diplôme.
Lorsqu’au premier matin de ma nouvelle vie je franchis la porte du Soho’s, armé de balais brosse et d’une armada de produits ménagers, je n’eus pas un moment de découragement. Je frottai, astiquai, récurai de toutes mes forces. Mon ardeur, ma détermination à commencer une nouvelle vie décuplaient à mesure que je voyais la couleur originelle des murs apparaître.
La peinture apparut, d’un pourpre sombre repris dans les tentures autour de la scène. Je décapai le parquet, qui laissa émerger une odeur pestilentielle, conséquence d’années passées à éponger les verres renversés. Mais les portes et fenêtres ouvertes en grand pendant trois jours finirent par en avoir raison.
J’avais branché la sono pour me tenir compagnie. Les Sex Pistols attirèrent des voisins, finalement ravis du coup de frais donné à la ruelle. Si bien qu’en fin de compte, une armée de bras totalement bénévole se mit à poncer le bois blond du bar, revisser les tabourets, renforcer les pieds des chaises et finaliser la mise à jour du système d’éclairage.
Je laissai les trucs importants à des professionnels, vidant au passage une bonne partie de mes économies.
J’accueillis l’officiel pour l’obtention du certificat d’exploitation et du respect des normes de sécurité, les mains dans la lasure de la grande porte aux poignées dorées.
Je m’essuyai sur un torchon, avant de lui serrer la main. Il contempla la sienne après coup, à la recherche de trace sales qu’il ne trouva pas. À moins que ce ne fut pas ce qu’il guettait.
- C’est quoi que vous ouvrez ? me demanda le mec à la moustache froncée, une pochette épaisse sous le bras, en lorgnant sur la dorure de la poignée. Un bordel ?
Je passai nonchalamment une main dans mes cheveux pâles. Je m’y étais attendu.
- C’est juste un bar. Comme il y a des PMU ou des salons de thé, répondis-je calmement en étirant un sourire tranquille.
- Jamais eu de soucis avec les parieurs de chevaux. Ni aucun accident de tarte en pleine nuit, contra-t-il toujours coincé.
- Heureusement pour tout le monde que je ne tiens pas ce genre d’établissement ! ris-je doucement. Je suis une catastrophe en cuisine… complétai-je en ouvrant un peu plus calmement mon sourire, toujours installé devant lui avec mon pinceau innocent.
- Humpf… on va voir ça. C’est par là je suppose ? fit-il en me passant devant pour pénétrer dans le bar.
Je le laissai entrer, et commandai à distance le lancement de la sono. Un gentil Proclaimers en sourdine lui fit faire la visite dans une odeur flottante d’encaustique. Il inspecta tout, ouvrant les tiroirs à la recherche de je ne sais quel objet satanique, me demanda les factures de la mise aux normes électrique que je lui tendis de bonne grâce, vérifia les sorties de secours ostensiblement éclairées, le débit du robinet aux lavabos, et n’ayant rien trouvé à redire, tomba finalement en arrêt devant la scène.
- Vous allez faire quoi ici ? Du french-cancan ?
- Si vous voulez vous y mettre je vous laisse faire ! dis-je tranquillement, faussement amusé. Non, en général ce sont surtout des petits concerts, des concours de chant amateur ou des tirages de loterie. Rien que de très anodin, mentis-je avec aplomb, une vision du dernier show d’Yvanna me revenant en mémoire.
- Humpf… et vous allez ouvrir tous les soirs ?
- J’ai un emprunt à rembourser, dis-je en passant derrière le bar, comme si la négociation était terminée.
- Vous avez un diplôme de secouriste ?
- Je l’ai, mais je ne vois pas le rapport.
- Des amis dans la police ?
- Sans doute pas. Mais j’imagine qu’en tant que citoyen lambda, mes droits seront les mêmes que les vôtres si jamais j’ai un souci, ne croyez-vous pas ? répondis-je en plantant mon regard bleu acier, enfin agacé, dans le sien. Il le soutint un moment, avant d’ouvrir sa pochette et de déposer les précieux documents sur le comptoir.
- Faites pas de vague et tout ira bien.
- C’est ce que je pense aussi, conclus-je en récupérant mon café qui avait refroidi pendant que je peignais.
Satisfait, je goutai la joie de son départ et de mon sésame obtenu, planté au milieu de la grande salle en contemplant la scène.
Je me sentais bien. Enfin libre. Rempli d’une espèce de puissance nouvelle, faite de mission accomplie et d’attente des impressions des habitués.
Je lançai des invitations pour la réouverture du Soho’s, et dès le Samedi Soir, jour de la première, c’est fébrile que je déverrouillai la porte d’entrée dès 21 heures.
- Mon beau lapin, c’est avec un plaisir immmeeennnnssse que je t’honore de ma venue pour ta crémaillère ! m’acclama Yvanna en se jetant à mon cou.
Je n’étais pas habitué à autant de proximité avec lui, et les plumes de sa robe me chatouillèrent le nez, manquant me faire éternuer dans son décolleté.
- Tu aimes ma nouvelle tenue ? demanda-t-il en tournant sur lui-même tandis que la pièce se remplissait sous les accords des Pixies.
- C’est… coloré, dis-je en le tenant à bout de bras pour ne pas me brûler la rétine d’un peu trop près. Mais ça te met en valeur, souris-je pour le remercier d’être là.
- Ok, alors c’est parti !! J’espère que tout le monde est là, ce soir ça va déchirer !!
J’augmentai le volume en passant la playlist dans un mode plus sauvage, et rejoignis le bar pour commencer à servir tout le monde.
J’avais un sourire de gosse, mal contenu, ce qui pour ceux qui me connaissaient, n’était pas dans mes habitudes.
La soirée battit son plein. Les jeunes étaient heureux, trinquant entre eux à leur repère transformé mais retrouvé.
Au fur et à mesure des soirées qui se succédèrent, l’endroit prit de l’ampleur. Les habitués en emmenèrent de nouveaux, et je fus vite débordé. Très vite, il m’apparut évident que je ne m’en sortirais pas seul. Aussi, je me mis en quête d’un renfort de week-end. Mais l’affaire tourna vite court.
Si beaucoup voyaient d’un bon œil l’idée de passer derrière le comptoir, peu nombreux étaient ceux qui parvenaient à le faire sans me descendre le bar.
- Tu fais une de ces têtes, Niels, me dit Matt, un soir où la salle n’était pas encore pleine.
- Je suis crevé, acquiesçai-je en sortant un bac de verre du lave vaisselle.
- Toujours pas trouvé de perle rare pour te filer un coup de main ?
- Sans aller jusque-là, je cherche juste un mec normal qui ne ferait pas fuir la clientèle, et qui saurait un minimum compter.
- ça paraît chaud à trouver en effet, s’esclaffa-t-il en compatissant alors que je lui racontais la liste des derniers prétendants en titre qui avaient franchi la porte.
- J’en ai encore un à voir demain. SI celui-là ne marche pas, va falloir que je refuse du monde à l’entrée… et ça ne me plaît pas.
- hum… ça serait dommage, c’est sûr. Et mes potes à qui j’en ai parlé… ben ils sont pas trop gay, alors ça matche pas trop…
Je souris. Matt était particulièrement sympathique, avec une liste d’amis longue comme le bras. Mais il était clair que même son côté saint Bernard se trouvait prit de court.
- On verra bien, conclus-je en rangeant les verres dans les étagères. C’est un étudiant en commerce. On peut imaginer qu’il aura la tête sur les épaules au moins…
Matt m’envoya un sourire contrit en levant les sourcils.
Je fermai tôt ce soir-là. Il faisait encore bon, aussi je décidai d’aller me promener. Sans but précis, juste pour profiter de la brise encore douce. De la vie des gens qui défilait autour de
moi. Et de la mienne que je tenais à distance, à un coup de fil, au fond de ma poche.
« Ton frère serait heureux d’avoir de tes nouvelles...»
Le parc du jardin des plantes était encore ouvert. Déambulant sous les arbres centenaires, le nez dans les parterres de fleurs, je me laissais porter. La Seine, pas loin, et la Gare d’Austerlitz de l’autre côté, déversait des flots de voyageurs qui rejoignaient leurs destinations.
La mienne était encore floue. À moins que je ne perde mon temps. Exprès.
Je savais très bien pourquoi.
Avisant un banc libre sous un cèdre géant, je sortis mon téléphone en m’asseyant.
Je contemplai l’écran un moment, avant de composer son numéro.
La sonnerie fut plus courte que d’habitude, et il ne me sembla pas entendre l’indicateur d’appel à l’étranger. Était-il rentré ?
- Niels ? demanda-t-il dès qu’il eut décroché.
- Qui d’autre ? répondis-je en souriant malgré moi.
- évidemment… souffla-t-il en souriant lui aussi à l’autre bout du fil. Tu vas bien ? Papa m’a dit que tu avais des nouvelles à m’annoncer.
- ça va vite ! Il t’a dit de quoi il s’agissait ?
- Non, sauf que tu préfèrerais sans doute me le dire toi-même. Vas-y raconte !
Je jouai un instant avec le sable sous mes chaussures. Il avait l’air normal. Pas du tout perturbé de m’avoir au téléphone. Comme si je ne l’intéressais parce que j’étais son frère. Et uniquement pour ça. Ce que j’étais certes, mais…
- oh, trois fois rien. Je reprends juste un bar de nuit. Un bar gay qui s’appelle le Soho’s.
- Je vois… fit-il simplement comme si c’était la chose la plus normale qui soit.
J’eus un instant l’impression qu’il allait s’arrêter là. À de la politesse simple. Mais ce n’était pas dans sa nature de faire les choses avec sobriété.
- ça fait longtemps ? T’as déjà programmé des groupes ? Faudra que tu m’envoies des photos. Tas fait un compte sur internet avec un livrestream pour que je voie ce que ça donne ?
Je ris dans le combiné. c’était tout lui, cette exubérance de mots alors que ceux que j’avais envie d’entendre ne franchiraient plus ses lèvres.
- Non je n’ai pas fait tout ça. Je n’ai pas besoin de plus de pub pour le moment… mais toi, qu’est ce que tu deviens ?
S’en suivit un échange insatisfaisant, où il éluda un résumé évasif de ses journées. De ses soirées. De sa vie. Comme si elle s’effilochait, lui et moi loin l’un de l’autre. J’avais envie de lui dire qu’il me manquait. Mais je savais ce que signifieraient ces mots, et leurs conséquences. Il parut distant pendant un moment, comme si lui aussi cherchait les bons mots. La bonne distance. Parce qu’il était passé à autre chose ? Difficile à dire à tant de kilomètres d’écart.
Je finis par raccrocher sur un « à la prochaine » qui ne voulait rien dire. Car lui comme moi savions qu’à moins d’un évènement important, nos échanges resteraient aussi stériles que l’avait été celui de ce soir.
Une vague acide remonta dans ma gorge. j’avais le ventre noué, en miette. Je l’avais tellement aimé, et m’étais tellement forcé à l’oublier que je ne savais plus trouver l’équilibre.
Le sol menaçait de s’ouvrir sous mes pieds. Avoir entendu sa voix joyeuse après tout ce temps avait ravivé la déchirure au fond de moi. J’aurais aimé effacer. Ces dernières minutes. Cette conversation où j’avais été en dessous de tout. Je voulais oublier. Le remplacer. Rayer avec brutalité le souvenir de son visage. De son sourire.
Pianotant rageusement sur mon téléphone, la gorge serrée, je cherchai un plan rapide et sans embrouille. Et surtout sans lendemain.
Le mec qui m’ouvrit sa porte ce soir là ne ressemblait à rien de connu. Une première pour moi. Mais je n’en avais rien à faire. Je voulais m’abandonner et qu’on me vide la tête.
Je souris rapidement, échangeai deux trois mots pressés, et fermai derrière moi.
Lorsque je me retrouvai étreint puissamment par de bras inconnus, je m’y accrochai de toutes mes forces.
Qu’il fasse ce qu’il voulait, mais qu’il le fasse bien. Fort. Que je ne pense plus à rien. Qu’il balaye de toute son envie la noirceur que je renfermais. Je transpirais, haletant sous le poids de ce mec pourtant bien foutu. Avoir le cœur en miette devait se payer. La déchirure de passer la nuit dans des bras qui ne lui ressemblaient pas en était le prix. Une trahison de ma part, à mon serment secret. Que personne ne m’avait demandé de faire. Mais qui m’avait tenu entier jusque là.
J’expiais alors que le mec au-dessus de moi prenait son pied en m’abreuvant de phrases trop bavardes.
- C’est bon ?
Quel vocabulaire… avais-je envie de lui répondre. Mais quitte à souffrir, autant que j’en oublie de penser.
- Baise moi plus fort….
Oui, j’avais atteint la limite. La limite de toutes ces années à le chercher ailleurs, sans jamais pouvoir l’atteindre. Yann n’était pas là. Il ne le serait jamais plus. Les larmes aux yeux que mon bucheronneur prit pour de l’extase, je m’agrippai à des épaules trop rondes. Trop musclées.
Et j’enfoui mon désespoir dans un cou qui ne serait jamais le sien.
Annotations