Chapitre 1

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Après quelques jours de varappe dans les Blue Mountains, nous traversons le bush en direction de Young, petite ville arboricole de Nouvelle-Galles du Sud. En cette fin novembre, la saison des cerises démarre et nous espérons trouver du travail. Young est à la cerise ce que Menton est au citron. Une quinzaine de jours de cueillette nous permettraient de financer un petit extra dans notre périple : la traversée en ferry vers la Tasmanie et son parc national abritant la dernière Rainforest* de la planète. À défaut, nous éviterons Melbourne et bifurquerons vers la Great-Océan road pour rejoindre Adélaïde. Après tout, quoi de mieux qu'un pique-nique venteux en compagnie des baleines aux Twelve Apostles pour Noël ?

Le vieux combi que nous venons d'acheter avale les kilomètres monotones de cette route longiligne sans broncher pendant que défilent les roadsigns, ces petits panneaux losanges représentant un kangourou en ombre chinoise sur fond jaune. Nous avons passé trois semaines à Sydney. Il nous a d'abord fallu récupérer du décalage horaire après un voyage de vingt-six heures. Ensuite rien ne pressait, nous voulions prendre le temps de visiter, s'imprégner de l'ambiance down-under, acheter le van... Le van ! Les formalités n'ont pris que dix minutes. Un jeu d'enfant, rien à voir avec l'engrenage administratif à la Française. Imaginez une préfecture, version rasta. Une vignette, nommée REGO et renouvelable tous les ans, se transmet d'un propriétaire à l'autre. Elle regroupe une assurance au tiers, la carte grise, le contrôle technique, tout en un ! Il a suffit d'une facture d'hôtel à nos deux noms comme justificatif de domicile et bien sûr, de s'affranchir d'une taxe... variable, c'est le moins que l'on puisse dire. En effet, selon un algorythme aborigène ancestral que nos esprits embrumés d'occidentaux ne peuvent comprendre, cette taxe est calculée en fonction, tenez-vous bien, du prix que vous prétendez avoir acheté le vehicule ! Jai osé cinq cent dollars...

— Have a nice day and enjoy your trip ! m'a gentiment souhaité la préposée en tamponnant notre sésame pour l'aventure avec un grand sourire.

Une semaine après notre départ de la mégapole, nous languissons de rencontrer un spécimen vivant du marsupial emblématique de l'Australie. Jusqu'ici, les seuls que nous avons croisés étaient morts sur le bord de la route... Bonjour l'ambiance ! C'est sans doute cliché de s'imaginer des kangourous sautiller partout sur des terres ocre et arides dès que l'on quitte la ville. Nous ne sommes qu'aux prémices de notre exploration de ce pays continent et déjà, la réalité vient émousser l'imaginaire candide que l'on développe inévitablement lors de la préparation d'un tel voyage. En comprenant à quoi servent les énormes pare-buffles maculés de poils et de sang à l'avant des road-trains**, nos âmes de bisounours en ont pris un coup. D'après Bill, un sympathique gars du cru rencontré hier, les kangourous sortent essentiellement la nuit, ce qui explique que nous n'en ayons pas encore observé. Pour ce qui est des cadavres sur le bas-côté, les routiers n'essaient même pas de ralentir, peine perdue car il leur faudrait plusieurs centaines de mètres pour s'arrêter. Quant à tenter un écart avec un accordéon de cent cinquante mètres au cul, n'en parlons pas... Trop dangereux ! Et puis un kangourou contre un convoi d'une centaine de tonnes lancé à quatre-vingt kilomètres heure, avec un bon pare-buffles, on le sent à peine paraît-il... Seul un bruit sourd et quelques gouttes de sang giclant sur le pare-brise attestent de l'incident. La direction ne bronche pas, tout est dans la souplesse de conduite et la tenue du volant, dixit Bill.

Bill... Toutes généralités mises à part car il y a des cons partout — "Le temps ne fait rien à l'affaire" chantait Brassens ; le lieu non plus, vous en croiserez toujours quelques-uns où que vous demeuriez — les Australiens sont parmi les gens les plus détendus que j'ai eu l'occasion de rencontrer. Un peu comme les Irlandais, avec un accent de Marseille... À l'époque coloniale, beaucoup de pionniers étaient d'ailleurs originaires du pays de la Guiness, ceci explique cela. Malgré son air bourru de premier abord, Bill ne déroge pas à la règle. Hier après-midi, en voyant son énorme pick-up débouler pleine balle dans le chemin où nous venions discrètement de nous engouffrer pour y passer la nuit tranquille, nous ne faisions pas les malins. Le conducteur semblait furax. Y avait de la poussière qui volait derrière et tout, comme dans les films ! Et là, nos petites têtes de franchouillards ont démarré au quart de tour : on est mal, on va se faire virer avec perte et fracas. On aura de la chance s'ils n'appellent pas les flics !

— Hi guys ! How're ya today ? nous demande Bill en descendant de son véhicule, avec un grand sourire illuminant son visage d'une oreille à l'autre.

Déconcertés, nous bafouillons que tout va bien mais que nous pouvons bouger si on dérange. Bill nous interrompt en s'exclamant que non, qu'on est très bien là, nous demande si l'on a assez d'eau ou besoin de quoi que ce soit d'autre. Une fois rassuré, il nous enjoint à le suivre au pub pour descendre " a couple of pints ", expression consacrée qui comme " une paire de verres " chez nous, laisse présager que la paire est une façon de parler et que l'on ne se contentera pas de deux bières. Toujours dociles lors de telles requêtes, nous obéissons sans broncher et sympathisons avec ce nounours endémique. Au moment de se quitter, lors une franche accolade, il nous propose même de monter jusqu'à sa ferme pour prendre une douche avant de décamper le lendemain. Il nous suffirait de monter le chemin jusqu'en haut. Impossible de se tromper, c'est un cul de sac. Céline saute sur l'occase :

— Ohhhh, thank you very much, Bill... You're lovely ! avait-elle minaudé.

Bill m'a lancé un clin d'oeil en nous souhaitant bonne nuit et tout le monde est allé se coucher. Nous dans notre chemin, lui dans sa ferme. Ce matin, à peine j'ouvre un œil qu'elle m'embrasse langoureusement en guise de bonjour, pour aussitôt enchaîner sur une commémoration de la proposition de Bill la veille, à l'attention de mon petit cerveau ramolli par le houblon. Je ne peux retenir un sourire de compassion et l'embrasse derechef, comme pour acquiescer, bien qu'elle n'ait nul besoin de mon consentement tacite. Les douches que l'on se donne mutuellement à l'arrosoir sont certes pittoresques mais nous n'avons pas passé de nuit en backpacker*** depuis notre départ de Sydney. Ma petite coquette adorée n'a pas résisté à l'appel d'une vraie salle de bain. Comment lui en vouloir, d'autant que Bill et sa femme nous ont offert un copieux petit-déjeuner à l'anglaise, oeufs au bacon et tout le toutim ! Merci ma chérie d'avoir insisté...

* Rainforest : Forêt vierge humide.

** Road-train : Convoi routier de plusieurs remorques tractées par un moteur énorme et piloté par un chauffeur tout aussi énorme souvent dopé aux amphétamines. Certains convois mesurent plusieurs centaines de mètres.

*** backpacker : Formule moins onéreuse que l'hôtel au pays d'Oz, auberge de jeunesse à l'Australienne. Toilettes, douches et cuisine communes. Lounge pour échanger, partager les expériences avec les résidents de passage et panneau d'affichage libre pour les bons plans dans le coin.

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