Chapitre X : La bande du père Mènetout
Quelques semaines plus tard.
Le commissaire Simon, en pétard, dans le bureau. La porte claqua. Les inspecteurs Leroux et Chambard le regardèrent surpris : le commissaire était connu pour son calme légendaire.
Le commissaire balança un journal sur le bureau et donna du poing. Les deux inspecteurs restaient muets et attendaient un début d'explication à cette explosion. Il suffisait d'un peu de patience et ç'allait venir.
Le commissaire se laissa tomber dans son fauteuil, reprit le journal et l'envoya à Leroux.
« Lisez, Leroux ! Lisez ! »
C'était un exemplaire du Journal tout frais du matin ; à la une, un gros titre, celui qui avait fortement fait tiquer Simon : « Le diable est-il mort ? Tout ce que cache la police à propos du criminel Belzébuth ».
L'inspecteur Leroux parcourut l'article, silencieusement, alors que son supérieur tapotait nerveusement sur le bras de son fauteuil.
« Et c'est signé : Michel Lange, déclara Leroux. Un pseudo ! Manque pas d'air le gus !
– Un torchon ! Si je chope cet ange, je vais lui faire passer l'envie de continuer à noircir du papier avec des mensonges et de la calomnie ! Un torchon ! »
Le commissaire Simon était vraiment en colère. Chambart en profita pour disparaître discrètement ; il n'était pas du genre à affronter les colères de qui que ce soit, courageux mais pas téméraire ! Il préféra laisser Simon et Leroux en tête à tête.
« Oui ! Je vous vois venir, Leroux... Et si cette histoire inventée par Tit Paul était vraie ? Eh bien ! Non ! C'est juste des bobards tout juste bons pour des pisse-copies comme ce Michel Lange !
– Ce serait tout de même bon de se renseigner, juste pour voir... on ne sait jamais !
– Une journée de repos, quoi ! Vous aimez tant que ça la compagnie des pandores ? Il suffirait de mettre la main sur cet ange Michel, et de le secouer un peu !
– Et avoir la direction du Journal et ses avocats sur le dos ! Je préfère encore les pandores ! »
Le commissaire Leroux commençait à se détendre. Avec lui les sautes d'humeur n'allaient jamais bien loin et étaient de courte durée.
« Banco ! Tu peux filer à Etiolles ! La journée est un peu calme, on pourra survivre sans toi ! Si le gus agressé n'est pas mort, essaie de le voir ! Enfin, tu connais le métier ! »
Un léger petit sourire aux lèvres, Leroux exultait.
« Ne vous inquiétez pas patron ! Un aller-retour vite fait, je me renseigne et si cela vaut la peine, j'approfondis la question avec les gendarmes ! Je serai de retour pour les « harengs-pommes à l'huile » de madame Simon !
– Non ! Ce soir, c'est « bœuf aux carottes » ! Dépêche-toi de filer avant que je ne revienne sur ma décision !
– Chambart ! ici au galop ! »
Au volant de la Panhard U2, Maxence Leroux se sentait bien, un air de liberté ! Depuis qu'il était revenu de la guerre, il avait pris l'habitude de rouler pour ne penser à rien. Chez lui, il s'était offert une pure folie, un vrai monstre : une Ballot 3/8 LC, autre chose que la Panhard d'avant-guerre que l'administration policière mettait à leur disposition, le commissaire et lui ! Avec sa Ballot et ses 8 cylindres, il devenait la terreur des poules sur les petites routes bretonnes !
Cette fois-ci, pas question de faire de la vitesse : la Panhard ne le permettait pas ! Tranquillement, il arriva à la gendarmerie d'Etiolles.
« Tiens ! C'est vous brigadier Archédu ! Vous êtes sur tous les fronts ! se réjouit l'inspecteur en retrouvant ce gendarme jovial et sympathique qui avait mené l'attaque de l'Hermitage de concert avec la police.
– Ne m'en parlez pas ! Ce n'est pas Paris mais ce n'est guère mieux, je me demande si ce n'est pas pire ! Tenez ! hier on a encore un citoyen qui s'est fait culbuter par une bande de chauffeurs, dans la forêt ! Heureusement cela n'est pas de mon ressort ; je suis juste venu apporter des documents à mon collègue !
– Des chauffeurs ? Je croyais que c'était le passé depuis l'exécution des frères Pollet !
– Détrompez-vous ! soupira le pandore. Dans le milieu rural, ce ne sont pas des apaches qui sévissent... D'ailleurs je ne suis pas surpris de vous voir ici, avec l'article du Journal ! Mais je vais prévenir le brigadier Vandyck, c'est lui qui s'occupe de l'affaire. »
Le brigadier laissa Leroux à l'accueil et disparut. Lorsqu'il revint, il était accompagné d'un grand échalas, une véritable asperge, raide et légèrement voûté à l'instar d'un homme qui est obligé de se pencher afin de discuter avec ses interlocuteurs tous plus petits que lui ! Les galons de ses poignets indiquaient qu'il était brigadier. C'était donc lui Vandick.
Les deux gendarmes s'approchèrent de l'inspecteur Leroux et le brigadier Archédu fit les présentations. Leroux se sentit petit face au « géant », malgré son 1m75 ; l'autre devait effleurer les deux mètres !
Leroux ne put s'empêcher de sourire intérieurement en regardant ces militaires et leurs moustaches... Il paraît qu'elles faisaient partie de l'uniforme et qu'ils en étaient fiers ; mais là, on avait affaire à deux belles paires de bacchantes !
Le brigadier invita Leroux à le suivre dans son bureau ; il n'est pas bon de parler d'affaires sans des lieux ouverts à toute indiscrétion. Comme son nom l'indiquait le brigadier Vandick était Flamand, plus particulièrement d'Hazebrouck – justement la ville dont étaient originaires les fameux frères Abel et Auguste Pollet évoqués par le brigadier Archédu, quelques minutes auparavant.
Courtoisement, le brigadier offrit une chaise à Leroux.
« Archédu m'a dit que notre victime d'hier vous intéressait, que pouis-je pour vous ? »
Plus que son nom, son accent trahissait son origne ; à la brigade, on le surnommait le Belge !
« Ma visite est informelle. Mon supérieur le commissaire...
– Oui on m'a dit beaucoup de bien de loui ! coupa le gendarme.
– Suite à la une du Journal, nous...
– On a beau faire, il y a toujours des fouites et il suffit d'un journaleux en mal de copies !
– Nous sommes malheureusement logés à la même enseigne ! C'est à propos de ce soi-disant Belzébuth que vous avez secouru...
– Belzébuth! Belzébuth ! Rien de concret ! Et pouis on ne connaît pas l'identité de la victime ! Bref on n'en sait rien à part les dires du père Mènetout, le chef de la bande.
– Vous avez coincé les assassins ? C'est une bonne chose !
– Oui, c'est une bande de chauffeurs dont nous nous doutions de l'existence. Nous n'avions aucune preuve, seulement de vagues ragots. Mais nous avions l'auberge du père et de la mère Mènetout dans notre ligne de mire ! Tôt ou tard, nous les aurions serrés !
– Vous pourriez me dire ce qu'il s'est passé, brigadier ?
– Bien sûr ! J'avais ordonné une patrouille surprise ! Contrairement à mon prédécesseur qui faisait les patrouilles à heures fixes, moi j'aime la surprise ! Sinon dès que c'est l'heure de la patrouille, le gibier rentre tranquillement au logis ! Donc nous sommes partis en patrouille... oui j'aime mieux être sur le terrain que dans un bureau, je n'ai pas l'âme d'un rond de couir !
« Nous entendons des cris, des hurlements, des coups et même des rires ! C'est sûr, il y a de l'égorgement dans le coin ! Nous sommes arrivés à temps pour fondre sur les délinquants. Un homme ensanglanté hurlant à la mort gisait au sol et trois rudes gaillards le rouaient de coups entr'autre ; nous nous apercevrons par la suite qu'il avait reçu une balle et plusieurs coups de canif.
« Nous avons pu arrêter deux des agresseurs, le père Mènetout et Clovis Pingrillé, quant au troisième, armé d'un fusil de chasse, il nous a tiré dessus : c'est loui qui est mort. Il s'agit d'Eugène Mènetout, le fils aîné. Oui ces bandes sont souvent familiales ; d'ailleurs le dénommé Pingrillé n'est autre que le gendre. Deux autres bandits ont pu prendre la fouite mais nous les attraperons bientôt !
– Cinq contre un ! C'est ce qu'on appelle des bandits d'honneur ! Et qu'ont donné les interrogatoires, brigadier ?
– Pingrillé est à moitié débile, rien à en tirer. « faut d'mandé à Théo, c'est loui le patron », voilà la réponse donnée à toutes nos questions.
– Je suppose que Théo c'est le père Mènetout.
– Affirmatif ! Théo Mènetout a été un peu plus bavard mais il ne nous a dit que le « stricte nécessaire ». « Sa femme Tiennette aurait entendu deux bourgeois discuter dans leur auberge et parler de gros sous et de « joncailles » et qu'il a décidé de faire le coup du père François à celui qui possédait une pochette en couir avec loui, sûrement bourrée de biffetons. De plus c'est celoui qui serait sorti le premier alors que l'autre serait resté encore une bonne demi-heure dans l'auberge. Quand il est parti, la bande devait être déjà à pied d'œuvre.
– Ils étaient venus comment ?
– Chacun en voiture, selon les dires de la femme Mènetout. Mais nous n'avons pas retrouvé la voiture de la victime, ce qui est bizarre ! Si les fouyards l'avaient piquée, nous aurions dû entendre le moteur... et ça me turlupine !
– Pas très claire comme histoire, elle semble pleine de trous, ne trouvez-vous pas brigadier ?
– Oui, ces gars-là sont des taiseux ! Nous n'en saurons sûrement guère plus ! Malheureusement la justice a ses coupables, son mobile et l'enquête sera fermée ! De quoi être frustré !
– Je ne vous le fais pas dire, brigadier, l'affaire Le Braz me laisse aussi un goût amer dans la bouche ! Mais une chose que je ne saisis pas : pourquoi Belzébuth ? Les assassins l'ont prononcé ce nom ?
– Le journaliste en mal de copie ! Il ne peut y avoir que loui ! Aucun des chourineurs ne l'a prononcé. Inconnu au bataillon jusqu'à la sortie du Journal, ce matin ! Quel raffut !
– Vous l'avez vu ce Michel Lange ?
– Non jamais et pourtant il est vraiment bien renseigné sur nos affaires et semble vouloir faire croire à un lien entre les deux agressions, à tort ou à raison ?
– Et qu'en pensez-vous ? Il faudrait pouvoir poursuivre les deux enquêtes, ce qui me semble compromis ! Deibler va avoir du pain sur la planche et tout le monde sera satisfait sauf nous ! Trouver ce journaliste ? Avec la direction du Journal, cela risque d'être compliqué... »
Les deux hommes soupirèrent en imaginant une justice plus juste.
« Et la victime ? Dans quel état est-elle ? reprit l'inspecteur.
– Elle vit... et tant qu'il y a de la vie...
– Il y a de l'espoir ! fit l'inspecteur.
– Plus sérieusement, l'homme est mal en point et impossible de savoir qui il est. Nous avons pris des clichés mais il est tellement amoché que ça ne sert à rien !
– Pourrais-je le voir ? Peut-être est-ce un de nos clients !
– Bien sûr ! Personnellement, je n'ai pas le temps de vous y accompagner mais demandez à Archédu ; il se fera un plaisir de vous condouire à l'hôpital ! Mais hors de question de poser des questions à la victime ! Je m'y oppose, vous comprenez ma position. Et pouis le médecin ferait un scandale ! Pas besoin de ça ! Mais si c'est un de vos clients, prévenez-moi, on sait jamais, cela peut réorienter mon affaire et... peut-être aussi la vôtre ! »
Les deux hommes s'étaient dit tout ce qu'il y avait à dire. Maxence Leroux se leva et serra cordialement la main du brigadier Vandick.
« Cela a été un réel plaisir de faire votre connaissance, brigadier.
– Pareillement inspecteur et j'espère, malgré les désaccords qui existent entre la gendarmerie et la police, nous n'allons pas en rester là.
– Je le souhaite également brigadier.
– Vous comme moi, nous ne sommes pas du style à lâcher le morceau aussi facilement ! Restons en contact !
– Volontiers ! – Archédu ! »
« Bonjour brigadier ! Ah ! Si vous venez voir l'inconnu, désolé, il est décédé il y a guère plus d'un quart d'heure. »
C'était le médecin en chef.
« Peut-on voir le corps ? s'enquit Leroux.
– Pas de soucis, il a été transféré à la morgue. Brigadier, vous connaissez le chemin ! »
Toutes les morgues se ressemblent : morbides, froides, puant la mort. L'inspecteur n'aimait pas ces lieux sinistres ; il avait trop côtoyé la mort pendant la guerre. D'ailleurs même les hôpitaux l'avaient toujours pénétré de ces émanations macabres, même les maternités !
Prévenus, les infirmiers avaient préparé le cadavre. Il n'était pas beau à voir mais l'homme qu'il avait été, au moins, ne souffrait plus. Leroux l'examina et pâlit :
« M... ! Pierrot des moineaux... Je veux dire Me Perrot des Monots... »
La victime n'était ni plus ni moins que l'avocat de l'Aristo !
Etait-il Belzébuth ?
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