04 - Matt accoste Christophe
La fin d'après-midi s'annonçait encore plus chaude que celle des jours précédents. Les températures anormalement hautes pour la saison accablaient les passants. Une semaine de chaleur inhabituelle était annoncée sur la région par le service météo. Caen étouffait. La plupart des piétons marchaient sur le trottoir à l’ombre des grands bâtiments érigés de chaque côté de la rue. Matt avait trouvé une place pour garer sa voiture de ce côté de la route, protégé du soleil. A l’entrée de chaque immeuble, des plaques dorées étaient fixées sur chacune d’elles, s'étalait en lettres noires le nom des entreprises et des professions libérales qui occupaient les quatres étages de bureaux. Grâce à elles, il avait localisé l'entrée où travaillait Christophe. Sur l’une d'elles, de taille plus modeste que les autres, était inscrit en lettre capitale, ARTECH EXPERTISE. Satisfait, son repérage fini, Matt s’était placé à une cinquantaine de mètres de l’entrée où devait sortir d’un instant à l’autre Christophe. Il attendait le dos appuyé à la carrosserie de sa voiture profitant de la fraîcheur relative que lui offrait les hautes façades, espérant qu’il ne tarderait pas. De temps en temps, il levait la tête et jetait un regard vers la gauche. Il savait qu’il passerait ici, sur ce trottoir, à cette heure précise de cette fin de journée. Il s'était posté là dans l’intention de lui parler à nouveau de sa proposition. Il avait ressenti hier soir dans le cours échange qu’il avait eu à la sortie du bistrot, dans la voix et l'attitude de Christophe, la fragilité de celui qui se retient, mais qui rêve d’autre chose, qui désire aller plus loin. Il tenait sa proie, sa future victime, il ne la lâcherait pas, tout heureux de pouvoir alimenter ses petites affaires. Il ne regrettait pas d'être passé prendre un café dans ce petit bistro minable de quartier et d'être tombé sur ce gars. Il ne regrettait pas non plus d'être retourné dans le bistro pour se joindre aux amis de Christophe. Il se félicitait de tant de sagacité, heureux d’avoir rencontré par hasard la perle rare, celui qui lui permettrait de faire tourner son business. Pendant cette longue soirée avec ses trois collègues, il en avait appris beaucoup sur Christophe, l’alcool et l'amitié que Matt avait su créer avec eux pendant les parties, avait fait tomber toutes les méfiances. Il avait perdu quelque parties laissant croire que c'était eux qui menaient le jeu, qu’il n’avait rien à craindre de cet inconnu. D'abord réticent, sur la retenue, chacun observant le nouveau venu, évaluant sa personnalité, épiant ses réactions, ils avaient cédé, avaient pris confiance. Les langues s'étaient déliées, et plus ils avaient avancé dans la soirée et plus ils étaient devenus loquaces. Ils s'étaient quittés avec des poignées de mains, plaisantant et riant comme de vieux amis, espérant se revoir pour d'autres soirées comme celle-ci. Maintenant, il savait à peu près tout sur Christophe; où il habitait, sa profession, ce que faisait sa femme, les études de son fils. Tous s'étaient retrouvés étalés, déballés, sans qu’il ne demande rien ou pas grand-chose, un mot parfois suffisait à déclencher un flot de confidences interminables, ponctuer de critiques, d'appréciation personnel, de jugement, d'hypothèse sur la vie de celui qui n'était pas la pour les entendre. Matt écoutait, absorbait ce flot d'informations avec l'attitude de celui qui feint de s'intéresser avec désinvolture, mais assez curieux pour inciter tous ces bavards à continuer les confidences. Tout le génie de Matt à manipuler, à retourner les situations en sa faveur, à embrouiller, il ne le tenait pas de la banlieue, mais des quartiers chics où il avait grandi dans une maison bourgeoise. Chaque famille a sa brebis galeuse, lui avait dit son père un soir avant de le jeter dehors. Moins docile que ses frères, rejeté par ses parents suite à trop de dérapage, il avait fini par évoluer dans un monde obscur de malfrats, d'escrocs en tout genre qui lui avait expliqué les ficelles du métier. Il avait réussi à se construire une réputation de voyou dandy, dont l'élégance et les manières correspondaient davantage à un certain milieu aisé des beaux quartiers, plus qu'à la racaille ordinaire du trafic Caennais. Son apparence et ses manières donnaient confiance. il le savait, c'était son atout maître. Mais derrière la face de l’homme banal se cachait un redoutable personnage qui s'était fait au fil des ans une spécialité dans les jeux d’argent.
Enfin la frêle silhouette de Christophe apparaissait. Vêtue d’une chemise bleu clair uni, une main enfonçait dans une poche de son pantalon froissé de lin blanc et l’autre serrait sur la poignée d’une petite serviette de cuir noire. Il avait l’air d’un homme d'affaires pressé, préoccupé par son travail. Il avait jailli brusquement de l’entrée du bâtiment, surprenant presque Matt dans son impatience. A le voir comme ça remonter la rue, il faisait penser à ses hommes d'affaires pressés, sérieux et inaccessibles. Un de ces hommes que l’on regarde passer en s'interrogeant, admiratif, sur leur rôle dans la société et qui inspire le respect. Il se redressa et interpella Christophe quand il fut à sa hauteur.
- Salut champion, comment vas-tu ? J'espérais bien te rencontrer.
Christophe reconnut Matt et lui répondit d’un bref signe machinale de la main qu'il regrettait déjà. Il n’avait absolument pas l'intention de sympathiser avec ce type. Il avait repris ses esprits, l'alcool ne le grisait plus et la vue de cet homme lui rappeler la querelle d’hier soir avec sa femme. Il poursuivit son chemin et remonta la rue. Matt lui emboita le pas.
- Tu ne m'as pas rappelé, c’est pas sympa.
Face au mutisme de Christophe et au trouble visible que provoquait son apparition inattendue, Matt continua.
- Ça a été facile de te retrouver. C’est tes amis qui m'ont dit que tu travaillais ici. Sympa les bureaux, vous êtes bien installés.
Toujours aucune réponse de Christophe, il marchait comme s'il fuyait pour échapper à une catastrophe.
- Tu n’es pas très bavard. Mon offre tient toujours tu sais. Tu as réfléchi à ma proposition ?
Ce type qu’il ne connaissait que depuis hier, le suivait et le tutoyait comme s'ils étaient amis depuis toujours. L'angoisse était montée d’un coup, une décharge d'adrénaline brutale, son cœur s'emballait. Il aurait bien voulu envoyer balader cet étranger en pleine rue, mais il se retenait conscient des conséquences que cela pouvait avoir juste à la sortie de son travail et continua à avancer. Provoquer une esclandre ici dans cette rue où beaucoup de monde le connaissait aurait fatalement remonter jusqu’aux oreilles de son patron. Son offre bien sûr qu’il y avait pensé, il n’avait pensé qu'à ça toute la journée. Et depuis la scène que lui avait réservé sa femme en rentrant hier soir, il ne pouvait plus se sortir cette idée de la tête. Il se connaissait et redoutait cette fragilité qui lui avait valu tant de problèmes. Il devait repousser l’offre de ce type, lui faire comprendre de ne pas insister, que tout ça c'était derrière lui. Il le savait, il ne devait pas céder. Il fallait qu’il échappe à ce type, qu’il rejoigne sa voiture. Matt ne lâchait rien et reprit ses attaques.
- C’est fou comme les gens sont bavards surtout après quelques verres. Tes collègues ne tarissaient pas d'éloges sur toi hier soir. Pour eux, tu es un champion. Mais ils ne savent pas tout, tu es un petit cachotier. Il a fallu que je cherche pour en savoir un peu plus sur toi et pour connaître le reste de l’histoire qui te concerne. J’avoue, j’ai eu plus de mal à trouver. Mais aujourd’hui on déniche tellement d’infos sur internet, et puis quelques coups de téléphone et voilà, on exhume de vieilles histoires qu’on aurait aimé oublier. Je suis sûr que tes amis ne connaissent pas cette partie de ta vie. Je me trompe ?
Christophe avait légèrement accéléré le pas comme pour échapper à Matt et à son flot de paroles qui faisait appel en lui à tant de souvenirs, jusqu’au trouble, au désir inconscient de céder aux provocations de Matt.
- Dieu sait comment il réagirait s’il savait que leur champion est un vilain garçon ? Cette histoire remonte à combien de temps maintenant. Vingt ans ? Vingt ans et pourtant j’ai l’impression que personne n’a oublié. N’est ce pas ? La mort d’un homme, ça ne soubli pas facilement. Spécialement quand on est à l'origine de sa mort. Tu trichais déjà à l’époque ?
Christophe se figea sur place, se retourna et balança son poing vers la figure de Matt. Que venait faire cette histoire dans sa proposition de jouer au poker, où ce type voulait en venir ? Matt qui attendait et espérait la réaction de Christophe, bloqua son poing, qu’il l'enveloppa de sa large main. Ils se regardèrent, près à en découdre. Matt relâcha son étreinte.
- A ta place je ne ferai pas ça. Tu devrais plutôt réfléchir à mon offre et me remercier de te donner cette opportunité. Je sais que tu es un très bon joueur. Tu n’as pas l’air de rouler sur l'or. Tu sais que j’ai raison. Il y a beaucoup à gagner. Si c’est le passé qui te tourmente, alors oubli. Moi je n’y accorde pas d'importance. Ne gâche pas ton potentiel. Tu devrais venir demain soir, on joue avec quelques amis. Je suis sûr qu’il serait heureux de te rencontrer. Je te donne l’adresse, tu t’en souviendras, 10 rue des grandes fosses. Tu ne peux pas la manquer, c’est la plus grande maison de la rue avec une cour devant.
Ce type avait tout compris, ce qui bloquait Christophe c'était son passé. En quelque mots il avait mis au pied du mur, vivre ou rester dans l’ombre du remord. Sans attendre la réponse de Christophe, Matt lui tapa sur l'épaule du plat de la main, comme on fait avec un vieil ami que l’on quitte.
- Je compte sur toi. A demain soir sans faute, dit-il en s'éloignant.
Christophe rejoignit sa voiture encore bouleversé par cette rencontre inattendue. Jamais il n'aurait pensé revoir cet homme croisé par hasard dans un bar. Il s'installa au volant et jeta sa serviette sur la banquette arrière. Il resta quelque instant comme ça, prostré les deux mains sur le volant dans la chaleur étouffante de l'habitacle. Cet inconnu parlait de son passé, comme si cela n’avait aucune importance. Et s'il ne cédait pas à sa demande, était-ce une manière de lui mettre la pression ? Irait-il jusqu'à tout révéler de son histoire à ses collègues, à son patron. Pourquoi cette histoire refaisait surface sans arrêt, lui dévorant la tête. Ce type ne le lâcherait pas, il en était persuadé. Il reviendrait jusqu'à ce qu’il obtienne ce qu’il veut. Et s’il avait raison, pour oublier fallait-il faire table rase du passé et se remettre à jouer ? Les remords ne l'aidaient pas à vivre, ce qu’il voulait, ce qu’il désirait depuis toujours c'était jouer. Cet homme avait placé dans sa tête une idée, une pensée, une éteincelle qui rallumait en lui un feu, un désir refoulé, mais qui répondait à un besoin secret, un désir intense qu’il tenait enfoui et qu’il avait rejeté au plus profond de lui, dans un endroit où se cachaient ses craintes et ses peurs de plier à nouveau au plaisir de jouer. Toute ces années il avait tenu, il n’avait pas fléchi. Le drame qu’il avait vécu il y a des années, avait été un signal fort pour mettre un terme à sa passion. Un drame qui lui avait fait croire que son talent était une malédiction. Cet homme bousculait sa mémoire, faisait remonter des douleurs et des sentiments ensevelis dans les ruines de sa jeunesse. Un passé douloureux, pesant, que le temps n’avait pas allégé. Puis avec ses collègues il s'était remis à jouer, une simple conversation lors d’une pause et tout avait basculé. Il avait repris et sans vraiment s’en apercevoir, il reprenait goût au jeu, poussé par une pulsion qui répondait à un besoin qui ne l’avait jamais vraiment quitté. Cette pensée insidieuse ne lui sortait plus de la tête, revenait cognait dans son crâne. Ce type avait inséré dans son cerveau cette idée qu’il pouvait obtenir ce qu’il convoitait intérieurement depuis si longtemps. Ce Matt avait fouillé dans sa vie, avait mené une enquête auprès de ses collègues, l’avait mis à nu et lui avait balancé tout ça dans la rue. Ce type était décidé à le faire cédé, à le pousser à jouer. Cette façon de mettre le nez dans ses affaires ne lui plaisait pas. Mais qu'avait-il à perdre à essayer ce que cet homme lui proposait ? Une fois pour voir et si cela ne lui convenait pas, il partirait, voila tout. Il repensait à sa femme et ses mises en garde. Elle ne l’avait jamais compris, elle s’opposait systématiquement à lui, comment pouvait-elle le comprendre, elle qui n’avait aucun désirs, qui passait son temps dans la cuisine, qui n’avait jamais éprouvé de désir intense pour quoi que ce soit. Il la voyait éteinte, apathique, indolente, vivant jour après jour dans une routine tiède, sans surprise. Comment avait-il pu vivre avec cette femme toutes ces années, se laissant enfermer dans cette vie de couple endormi. C'était décidé, il irait voir ce soir ce que Matt lui proposait. Il jouerait avec ses amis, de vrais joueurs. Enfin il pourrait revivre des sensations intenses, puissantes. Demain soir, il irait directement à l'adresse que lui avait indiqué Matt. Il ne jouerait pas avec ses collègues. Ce n'était que de piètres joueurs, il s'ennuyait avec eux, bien que ces moments lui apportaient un peu de distraction, ces récréations futiles où l’on riait et buvait beaucoup, ne répondaient pas à son désir le plus profond, revivre et même aller au-delà de ses souvenirs de table de poker. Il se voyait déjà dans une pièce aux lumières tamisées, assis à une table avec autour plusieurs joueurs déterminés, capable de s’opposer à son talent, de vrais experts. Il viverait enfin ce qu’il avait toujours rêvé. Matt avait parlé d’une grande maison avec une cour, peut-être une maison bourgeoise ? Le mieux était d’aller voir maintenant à quoi ressemblait cette demeure, prendre des repères, pour se faire une idée plus précise de ce qu’il imaginait.
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