05 - Adam enquête
Adam déposa sa Yamaha à l'entrée du lycée dans le parc aux deux roues comme il faisait chaque matin. Il avait fait toute la route avec une seule idée en tête, élucider cette énigme; où son père passait-il ses soirées ? Il avait hésité, tournant et retournant la question dans sa tête, une bonne partie de la nuit, l'empêchant de dormir. Etait-ce à lui de se mêler de leurs affaires ? Ses parents avaient-ils besoin de son aide pour régler leurs problèmes de couple. Cependant, cela le contrariait, impliqué malgré lui dans leur histoire. Ses parents se déchiraient, pourrait-il influer dans ce climat de tension, faire que cette crise s'apaisent ? Tout cet univers qui faisait son monde vacillait. Depuis longtemps déjà, il ressentait ce glissement insidieux au quotidien qui éloignait ces deux êtres qu’il aimait. Cette divergence, mue par une force intérieure imperceptible, silencieuse, opérait sans fracas, sans heur, mais la déchirure, la faille s'élargissait de jour en jour. Cette dérive de leurs sentiments faisait trembler l'édifice familial. Il avait compris que le drame se mettait en place, qu’il serait pris malgré lui dans ce bouleversement, dont la querelle d’hier soir était le premier signe visible. Cette algarade lui avait révélé une partie cachée de l’histoire de son père, un côté secret et sombre qu’il ignorait jusqu'à ce jour. De quel drame parlait sa mère ? Il avait besoin de remplir ce vide. Ses questionnements appelaient des réponses. Mais était-ce la seule raison qui le motivait ? Une part de curiosité s'agitait en lui, l’excitait. En lui montait cette attirance vers l'inconnu, vers ce mystère. Découvrir ce que son père caché, le fascinait. L’interdit le captivait. L’acidité de la vie le brûlait de l'intérieur, comme un besoin de se confronter au père.
*
Il avait passé la journée d’hier à faire des recherches sur internet, il lisait tout ce qui concernait les addictions aux jeux. Dès qu’il disposait d’un peu de temps, il retournait sur les sites dédiés aux personnes souffrant de ces problèmes pour s'informer des conséquences, des risques, que causaient ces troubles. Maintenant qu’il en avait appris assez, il voulait aller plus loin et confronté par son père à sa dépendance. Si son fils lui ouvrait les yeux, alors prendrait-il conscience du mal qui faisait autour de lui ? Il pensait aussi à sa mère, Il devait la rassurer, lui dire qu’elle n'était pas seule, qu’il serait là pour la soutenir, l’aider à trouver des solutions. Il disposait d’une heure avant le premier cours. Adam posa quelques questions à ses connaissances, sans préciser ce qu’il cherchait exactement, en restant suffisamment vague. Une personne se dégageait parmi les élèves, un certain Thomas, il connaissait très bien le domaine du jeu. Il jouait en ligne sur des plateformes et fréquentait un cercles de jeux renommés de la région. Adam l’avait souvent entendu parler de ces sorties dans les casinos sur la côte, de ses soirées où se mêlait jeux, argent et alcool. C'était un amateur éclairé, à la personnalité expansif et prétentieuse. Il faisait partie d’un club important ou sa réputation d'excellent joueur lui garantissait un certain aura auprès des autres élèves du lycée, surtout des filles. Il avait remporté des tournois et avait fait quelques fois parler de lui dans des petits articles de journaux, ce qui suffisait à lui monter la tête. Adam, d’un caractère opposé à cette exubérance, ne l'appréciait pas beaucoup, mais il n’avait pas d’autre source que celle-ci pour obtenir des informations sur les cercles et tripots de la région. Il devait lui poser des questions de façon habile sans éveiller les soupçons sur son père. C'était déjà assez pénible de vivre ça à la maison, il ne voulait pas être en plus confronté à la raillerie de ses camarades. Comment aurait-il pu expliquer ouvertement qu’il enquêtait sur son père, addict du jeu, sans déclencher la curiosité et la moquerie des autres élèves. Son père avait évoqué un lieu près du port où il jouait de l’argent avec des amis, sûrement tous pris par l’addiction du jeu comme lui. C'était un indice important pour parvenir à son but, atteindre son objectif ; découvrir les secrets cachés de son père et apporter quelques réponses à sa mère et apaiser ses tourments s’il le pouvait.
Adam avait repéré Thomas dans le couloir qui menait à la grande cour où il discutait avec un gars bien plus grand que lui, qui le dépassait d’une tête.
- Bonjour Thomas.
- Salut.
Thomas lui avait répondu de façon distante, sans vraiment faire attention à Adam qui s'était rapproché suffisamment pour ne pas avoir à parler trop fort.
- J'aurais besoin de tes connaissances. Je peux te parler cinq minutes ?
Adam fit quelques pas pour s'écarter et prendre un peu de distance avec le grand type qui les regardait s'éloignait. Thomas le suivit, curieux de savoir ce qu’il voulait. Que pouvait bien vouloir Adam qui ne lui adressait jamais la parole.
- Tu sais ou je pourrais avoir des informations sur les cercles de jeux de la région.
- Les cercles de jeux ? Tu t'intéresses aux jeux ? s'étonna Thomas.
- Oui, c’est un sujet qui m'intéresse. Toutes les addictions en général liées aux jeux de hasard, les paris, les courses, les jeux de cartes. Je vais préparer un devoir sur le sujet en cours de français. J'aimerai avoir quelques informations, ça pourrait me servir. Et si je pouvais rencontrer des joueurs et parler avec eux de leurs motivations, ça pourrait peut-être m'aider.
Adam y mettait les formes, évoquant le sujet avec précaution. Il n’avait trouvé que cette excuse pour ouvrir la discussion sans éveiller les soupçons. C'était un peu naïf et hasardeux comme idée, un devoir de francais, mais il n’avait rien trouvé d’autre pour aborder directement le sujet. Il ne connaissait rien aux jeux, alors il devait essayer d’obtenir des informations les plus précises possible. Thomas était suffisamment intelligent pour comprendre rapidement la supercherie. Il fallait la jouer fine.
- Et alors tu as pensé à moi, s'exclama Thomas.
- Je sais que tu connais bien le domaine du jeu, le flatta Adam.
- Et qu'est-ce que tu veux savoir.
- Il y a des endroits connus dans la région, près du port, des tables ou l’on joue au poker ?
Adam regrettait d’avoir formulé aussi franchement sa question.
- Tu sais, il y a des endroits où il ne vaut mieux pas mettre les pieds. Surtout pour un petit gars comme toi. On va te demander ce que tu fais là. Tu pourrais t’attirer des ennuis. Je te conseille de passer ton chemin et d’aller voir à la bibliothèque ou sur internet ce que tu peux trouver sur ce thème, ce sera plus sûr pour toi. Les joueurs n'aiment pas les questions.
Après un temps de réflexion, Thomas ajouta.
- Et pourquoi spécialement près du port ?
- J’ai entendu dire qu’on jouait dans des bars là-bas.
- Tu veux aller voir de plus près, comment ça se passe.
- Oui c'est ça, c’est l’idée. Rien ne vaut l'expérience sur le terrain. J’aimerai comprendre comment se déroule une partie. Ceux qui motivent ces joueurs, comment ils se comportent. Il y a beaucoup de légendes sur les parties de poker et j’aimerai me faire une idée plus précise.
- Et tu choisis la voie la plus risquée pour obtenir tes infos.
- Si je ne le sens pas. Je ne poserai pas de questions. Je regarderai de loin.
Thomas resta circonspect, il ne comprenait pas vraiment ou Adam voulait en venir. C'était pas clair cette histoire de devoir. Soupçonneux de je ne sais quelle magouille, Thomas lui servit une réponse toute aussi invraisemblable.
- Il y a effectivement un tripot dans ce coin, mais ce n'est pas vraiment au port. C'est derrière, dans la rue parallèle. Tu sais, à certaines tables, dans certains cercles, on ne rentre pas comme ça. Il faut être accompagné par une personne déjà “dans la place”. Tu devrais commencer par quelque chose de plus accessible. Là où tu veux aller, ce n'est pas forcément un endroit pour tout le monde. Mais si tu as les couilles, je peux t'introduire si tu veux. Comme à son habitude Thomas était provocateur, étalait sa science, en faisait des tonnes, en prenant un air suffisant pour impressionner son camarade qui s'était rapproché d’eux, curieux d’en savoir plus sur ce qu’Adam semblait vouloir cacher. Thomas était si sûr de lui, son plaisir c'était de déstabiliser Adam qui se retenait de tourner les talons et de partir. Ce frimeur était vraiment trop désagréable, impossible de parler avec lui simplement.
- Il y a beaucoup d'endroits comme celui-là au port ? insista malgré tout Adam.
- Je ne connais qu’un bar ou l’on joue au poker avec de grosses sommes. Mais je n’y mettrai pas les pieds si j'étais toi, c’est près du port effectivement mais tu à l’air d’en savoir plus que tu ne le dis.
Après un temps de réflexion, Adam ajouta. Thomas commençait à être trop curieux.
- Tu as raison, c'était une mauvaise idée, oubli ça. Merci quand même.
Adam s'éloigna en ayant obtenu une partie des informations qu’il désirait. Mais il se rendit bien compte que toutes ces questions ne mènerait à rien, que Thomas se moquait de lui, qu’il lui racontait n'importe quoi pour se rendre intéressant comme à son habitude et qu’il devrait se débrouiller tout seul. Malgré tout, dans les réponses de Thomas il y avait forcément une part de vérité, il pouvait se servir de ces informations certes imprécises pour commencer ses recherches au port. Dès ce soir, après la fin des cours, il irait voir où pouvait se trouver cet endroit et peut-être croiser son père.
Thomas regarda Adam s'éloigner surpris de son attitude incohérente.
- Toujours aussi bizarre ce gars, adressa-t-il à son camarade qui avait suivi une partie de la conversation sans vraiment comprendre de quoi il s'agissait.
Thomas avait sûrement raison, à certaine table de poker, ce qui était assis là, n'y était pas par hasard. Et pour y être admis il fallait être connu ou recommandé par quelqu’un. Les droits d'entrée ne s'obtenaient pas aussi facilement et devaient être plutôt élevés. Tout ce qu’il savait Adam du poker tenait du fantasme. Il n’y connaissait rien. Mais il voulait vérifier ce que disait son père. Ce qu'il avait entendu l'intriguait. Son père s'était pris pour le jeu au point de sacrifier son couple et sa vie de famille. Était-ce une façon d'esquiver la vérité, que la vie à la maison lui était devenue insupportable et qu'il préférait passer ses soirées avec d'autres personnes. Ce qu'il craignait le plus, c'était de se retrouver face à lui et de devoir lui expliquer ce qu'il faisait là. Il devait être le plus discret possible, pour autant il devait s'affranchir de cette énigme. Ce poids lui pesait, il voulait s'en libérer, pour lui, mais aussi pour sa mère qui ne disait rien, mais souffrait en silence des absences répétées de son mari. La querelle d’hier soir l’avait surpris. Sa mère, d'habitude si passive, s'était rebellée contre l'attitude de son époux. Son père s'était refermé sur lui-même, n’offrant à sa famille qu’un visage inflexible et dur. Il était devenu une cause de souffrance et de tourment pour eux. Cet engouement pour le jeu pouvait-il à lui seul expliquer ses absences, ses renoncements, son isolement. Ils ne se parlaient plus ou échangeaient au quotidien que des banalités. Il aurait aimé qu’il s'intéresse à ses études, mais depuis longtemps déjà, il travaillait dans l'indifférence de son père.
*
Quand Adam revint à la maison le soir, après une journée de cours à écouter les profs la tête ailleurs, préoccupé par les agitations familiales, son père n'était toujours pas rentré ce qui ne l'étonna pas vraiment. Le vendredi il revenait toujours tard. Il s'était habitué à ses absences répétées, régulières, jusqu’ici inexpliquées. Maintenant il savait pourquoi son père revenait tard et où il passait ses soirées, délaissant sa famille. La dispute de mercredi n’avait rien changé. Etait-il toujours dans ce bar à jouer de l’argent ? Les mises en garde, les craintes, la peur de sa femme que tout recommence lui importait peu. Sa mère était déjà là, dans la cuisine à préparer le dîner, infatigable, faisant face, résistante et soumise.
- Tu ne rentres pas de bonne heure, l'interrogea-t-elle ?
- Je suis allé me promener en ville après les cours.
- Tu as faim ?
- Oui, un peu.
Adam s’était rapproché de sa mère. Devait-il lui avouer qu’il avait traîné sur le port. Passant devant chaque bar, jetant un œil rapide pour voir si son père était là assis à une table. Il avait parlé d’un bar près de son bureau, alors il était parti d'où travaillait son père, s'était arrêté au premier bar rencontré, n’avait pas osé rentrer. Il était passé plusieurs fois devant, regardant à l'intérieur, scrutant à chaque passage un autre endroit de la salle. Ne voyant rien, il avait sillonné les rues une par une, à la recherche d'indices, d’autre lieu, d'autre endroit ou pourrait être son père. Fatigué ne trouvant rien il s'était promis de revenir le lendemain, de ne rien lâcher jusqu'à ce qu’il trouve. Peut-être que cela n'apporterait rien de plus, le problème resterait entier. Mais il se devait d’aller au bout, de confronter son père, de lui faire face, de s'opposer à lui comme jamais il ne l’avait fait.
- Ça va ? Je suis désolé pour ce qui s’est passé mercredi soir, s’excusa Adèle. J’aurais préféré que tu n'entende pas notre dispute. Ils se retrouvaient enfin seuls, tous les deux, et pouvaient parler librement de ce qui les tracassait sans craindre d'être surpris. Hier, Christophe était rentré après sa journée de travail sans prononcer un mot, encore agacé de ce qui s'était passé la veille, installant dans la maison un climat de tension palpable.
- Ne le sois pas, tu n’y es pour rien. Je n'aurais peut-être pas dû écouter votre conversation. C'est sûrement ça qui l’a mis en colère.
- Ça n'aurait rien changé, ton père renoue avec ses vieux démons. Il est dans le déni. Il ne voit pas que toute cette folie du jeu va nous mener au désastre.
Une question brûlait les lèvres d’Adam. Qu'est-ce qu’il c'était passé il y a quelques années. Il hésitait à aborder le sujet, ne sachant pas comment formuler sa question. De quel drame parlait sa mère ? Il renonçait, persuadé que sa mère refuserait de lui révéler cette partie de leur histoire.
- Qu'est-ce que je peux faire ?
- Rien, Adam, tu ne peux rien faire.
- Surtout ce que je ne veux pas, c'est que tu sois une victime de sa dérive. Je sais ce que cela peut engendrer, jusqu'où cela peut aller. J’ai déjà vécu ça les premières années où nous étions ensemble. Je ne veux pas revivre la même histoire. Je pensais que tout ceci était derrière nous. Je me trompais.
Elle s'était arrêtée dans ses préparatifs, le regard posé sur le plan de travail, perdu dans ses souvenirs douloureux.
- Je mets la table ?
- Oui merci.
La conversation s'arrêtait là, qu'est-ce qu'il y avait de plus à dire. Son père était un homme avec qui on ne discute pas. La raison était toujours de son côté. De grès ou de force, il fallait se plier à sa volonté. Faire profil bas et se soumettre. Depuis des années, il avait modelé ses proches à ses désirs, ses humeurs. Ramenant à lui l’ensemble des revendications de chacun pour les arranger à ses convenances. Étouffant ainsi les personnalités pour ne garder que la partie qui lui permettait de se sentir à l'aise, sans contrainte à supporter, libre d’agir comme bon lui semblait, écrasant les envies et les rêves, imposant ses règles.
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