06 - Le fils aperçoit le père

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Depuis deux jours en fin d'après-midi, Adam divaguait en ville. Il reprenait ses recherches. Il était déjà venu hier après le lycée, s'attardant dans les rues, près des bars du port espérant voir la silhouette de son père apparaître. Aujourd'hui on était samedi et on sentait dans les rues monter l'effervescence d’un début de soirée. Il avait prévenu sa mère qu’il rentrerait tard. Il avait trouvé comme prétexte qu’il devait réviser chez son camarade Gabriel pendant quelques jours après les cours pour se préparer aux examens, puis qu’il irait rejoindre des amis pour boire un verre. Il savait que s’il voulait apercevoir son père, il fallait roder dans ce quartier et peut-être même tard. Il finirait bien par le croiser. Il avait peu d’informations, mais les renseignements qu’il avait recueillis auprès de Thomas étaient probablement fiables et ils se recoupaient avec ce qu’il avait entendu lors de la dispute entre ses parents. Son père avait parlé de l’endroit sans vraiment donner d’indications précises, il était resté vague. Alors rien n'était certain, mais malgré tout il tentait sa chance. Peut-être que les indices obtenus seraient suffisants. Thomas lui avait indiqué que des joueurs de poker se réunissaient ici. Il n’avait pas osé entrer dans les bars pour vérifier si effectivement on jouait ou pas au poker. D'ailleurs, s’il y avait des tables de jeux, elles devaient se trouver dans d'obscures arrières salles, du moins c'est ce qu’il imaginait quand il pensait à son père assis à l’une d’elles. Les mises en garde de Thomas l'avaient dissuadé de s'aventurer plus avant et il répugnait à entrer dans tous les bars à la recherche de son père. Il s'était simplement posté à bonne distance de l’ensemble des établissements pour ne pas attirer l’attention ou être vu par son père s’il venait à passer. Il patrouillait, montant et redescendant la rue. Les heures s'écoulaient à errer et à attendre le long des quais. Les passants s'attardaient sur les bords de l’eau, pour la plupart des étudiants qui venaient traîner ici souvent tard le samedi. C'était les mêmes que l’on voyait en semaine après les cours. Ils s'installaient aux tables des terrasses et pouvaient passer des heures dans ce brouhaha infernal et animé. Certains sortaient pour fumer et formaient des petits groupes bruyants. Adam imaginait mal comment, dans cette ambiance estudiantine, il pouvait y avoir quelque part à la vue de tous un tripot clandestin. c'était impossible ils se trompaient tous. Pourtant tous se recoupaient. Il s'était promis de ne pas renoncer, de ne rien lâcher, s’il ne voyait rien aujourd’hui, il reviendrait demain, “Never give up” se répétait-il en boucle dans sa tête.

Où était son père à cet instant ? Malgré la tension que suscitait sa conduite, il continuait à s'absenter de la maison sans raison, sans donner de motifs. Combien de temps sa mère supporterait cette situation ? Il n'admettait plus de voir sa mère dans cet état de souffrance. Il l’avait entendu pleurer un soir dans la cuisine tout en préparant le dîner. Il était dans sa chambre, intrigué par ses gémissements, il s'était posté en haut de l’escalier, la tête penchée vers le bas, s'appuyant sur la rambarde en bois pour percevoir plus distinctement les sanglots étouffés de sa mère remontant jusqu'à lui. Il ne supportait plus de la voir dans cet état sans réagir. Peut-être que la situation ne changerait pas pour autant, il en avait conscience. Il n'approuvait pas le comportement de son père mais il pouvait apporter un peu de réconfort à sa mère. Pour autant, il devait essayer de comprendre ce qui le motivait. Mais jamais il ne pourrait lui faire face pour le dissuader d'arrêter, c'était plus fort que lui, s'opposer à son père lui était impossible, il se savait perdant d’avance. Depuis sa plus tendre enfance, son père exerçait sur lui une domination inflexible. En grandissant sous cette contrainte, il avait compris qu'il devait esquiver ce qui serait des sujets de tensions, pressentait ce qui fallait dire ou ne pas dire, oubliant ses sentiments profond pour ne laisser voir que ce qui pouvait convenir à son père. N'étant plus qu’un reflet, une image déformée de sa réalité intérieure, s'effaçant au profit de cet homme qui l'écrasait.

Adam s'était placé à l'angle de la rue, c’est là qu'il avait la meilleure vue sur l’ensemble des bâtiments. Quand brusquement une personne le frappa dans le dos. Adam tressaillit. Il n'avait pas vu la personne s'approchait derrière lui. L’angoisse d'être pris en flagrant délit lui tenaillait le ventre depuis le début de l'après-midi, dès l'instant où il avait décidé de venir sur le port, il avait senti cette peur lui serrer les entrailles. Il fit volte face avec la crainte que ce soit son père. Immédiatement, il reconnut Thomas, montait sur un vieux scooter vintage rose tout déglingué. Son angoisse s'apaisa, mais fit place à un sentiment d’agacement. Il aurait préféré être seul et surtout pas avec Thomas dans les jambes. Cette grande gueule qui ne l'appréciait pas et le faisait passer pour un nul.

- Salut Adam, qu'est ce que tu fais là ?

Comme à son habitude, Thomas l'abordait de façon insolente et arrogante.

- Tu enquêtes pour ton “devoir” ? Tu traines dans le coin pour voir les joueurs de poker. Mais tu ne verras rien d’ici. Il faut oser rentrer, et ta pas les couilles ! C’est des conneries ton devoir sur les addictions, on est d'accord. Alors, c’est quoi le vrai motif.

Adam se retenait pour ne pas l’insulter. Il avait les nerfs a vifs et aurait préféré ne pas être dérangé dans un moment aussi personnel. Il n’y tenait plus et révèla le vrai motif de sa présence sur ce trottoir. La pression était trop forte, il fallait qu’il parle à quelqu’un et tant pis si c'était à la personne la plus méprisable qu’il connaisse.

- En fait, je cherche mon père.

- Ton père joue au poker, sans blague ?

- Espèce d'abruti, tu trouves ça drôle.

A ces mots, Thomas changea d'attitude. La vive réaction d’Adam l'avait pétrifié sur son scooter ridicule. On pouvait lire dans ses yeux la stupeur qu’avait provoquée la révélation véhémente d’Adam, cette violence ne lui ressemblait pas.

- Ça à l’air sérieux. Excuse moi je ne savais pas. C’est vrai, ton père vient jouer au poker ici ? Désolé, mais c’est difficile à croire, il n’y a que des étudiants ici. C’est une légende les tripots clandestins au port, entretenus par les étudiants eux-mêmes pour se la raconter. Il y a bien un ou deux endroits près du quartier des bureaux d’affaires mais je n’y suis jamais allé. Ce n’est que des amateurs qui jouent à la sortie des bureaux. C’est sûrement là que ton père joue.

Thomas vit le visage d’Adam se durcir.

- Tu t’es foutu de moi si je comprends bien ?

- Il faut dire que tu ne m'as pas donné les vraies raisons, ni les vraies motivations de tes recherches.

Adam bouscula Thomas et s'éloigna. Tout ce temps perdu pour rien. Il regrettait d’avoir tout dit à Thomas.

- Et du calme!

- Laisse-moi tranquille, je n’ai pas besoin de toi. Si tu es venu pour te foutre de ma gueule, tu peux rentrer chez toi.

- D’accord j’ai raconté n’importe quoi. Mais je connais un autre endroit où on joue vraiment pour de l'argent et des grosses sommes, lança Thomas. Du moins, c’est ce qu’on dit. C'est moins cool que les bars du port. Et…, si ton père y est, ben… il est dans la merde. C’est le pire des endroits. Personne de sensé ne fréquente ce lieu.

- Arrêtes d’en faire des tonnes. Tu me prends vraiment pour un con, tu ne sais rien sur rien. Tu n’es qu’un poltron. Comment peux-tu connaître un pareil endroit ?

- Oui ça peut paraître complètement dingue, mais c’est vrai, j’en ai entendu parler. Désolé, je ne voulais pas être blessant, s’excusa Thomas. Je sais que ça ne me regarde pas mais, qu’est-ce qui se passe avec ton père ?

L'attitude condescendante de Thomas s'effaçait, comme s'il avait pris conscience du drame que vivait Adam. Sans attendre la réponse d’Adam, Thomas s'éloigna.

- Suis moi, je vais te montrer où il faut se mettre pour voir les entrées et les sorties de la seule maison de jeux de la ville.

Thomas entraîna Adam un peu plus haut dans la rue, à une cinquantaine de mètres et se plaça sous un grand porche.

- Regarde en face, dit-il, en désignant du menton la maison bourgeoise en pierre blanche de style ancien de l’autre côté de la rue.

Il y avait devant la demeure une grande grille, fermée par un portail monumental en fer. Une haie de lauriers, haute de deux mètres, masquait toute la cour. On ne pouvait voir que les plus hautes fenêtres sombres du premier étage.

- C'est ici que se trouve le cercle de jeux. La plupart des spécialistes du jeux de la région le connaissent, même la police, mais personne ne dit rien. On ne parle qu’à mots couverts. Je suppose que cela arrange certaines personnes bien placées. On dit que des politiciens de la région viennent jouer certains soirs. Je sais pas ce qui se trafic dans cette baraque, mais vaut mieux pas y fourrer ton nez. Si ton père est là, alors je ne sais pas comment il a réussi à y rentrer. C’est un cercle très fermé. Soit ton père est très riche, ce dont je doute, soit il joue vraiment très bien, soit…

Thomas laissa en suspension sa phrase, comme s’il ne voulait pas révéler sa pensée et dévoilait la pire des possibilités à Adam.

Il restèrent là quelque minutes sans que rien ne se passe. Un groupe d’étudiants bruyant s'arrêta un peu plus loin avant de s'engouffrer dans une maison aux grandes fenêtres. La rue était calme comme apaisée après une longue journée agitée. Quelques voitures roulaient encore, l’heure avancée.

- On ne va pas passer la nuit ici, s’insurgea Thomas. Tu es sur au moins qu’il est là ? Il pourrait être n’importe où !

- Comment pourrais-je le savoir ? je ne connaissais pas cet endroit il y a trente minutes.

Il regarda sa montre.

- Moi, je vais y aller.

A cet instant la silhouette d'une personne passa derrière l’une des fenêtres du premier, ou la lumière venait de jaillir.

- Ça bouge ! exclama Adam.

- Quoi ?

- J’ai vu quelqu’un passer derrière la fenêtre au premier étage je te dis. Regarde.

- Et alors, ça ne veut pas dire…

Thomas n'eut pas le temps de finir sa phrase. Au même instant un grincement se fit entendre et la grille s’ouvrit lentement, mu par un mécanisme invisible découvrant une cour gravillonnée ou stationné un SUV noir. Ils aperçurent un groupe de personnes sortant de la bâtisse, il restèrent un instant à parler près de la porte d'entrée de la maison. Parmi elles, Adam reconnut son père. Il se tenait près d’une jeune femme, aux allures délurées, peu vêtue. Sa jupe courte en cuir noir lui serrait les fesses et son top en laine découvrant le bas de son ventre à la peau blanche, laissant apparaitre son nombril. Elle riait, visiblement son père était heureux de partager ce moment avec elle. Elle devait avoir une vingtaine d'années, les cheveux bruns auburn. Son père avait les mains enfoncées dans les poches de son jeans, plaisantant et dévisageant la fille des yeux. Adam détourna un instant le regard et esquissa un demi-tour, comme pour fuir, refusant la réalité. Mais c'était bien lui, il n’y avait aucun doute. Son père était là dans la cour, en face, à l'entrée de cette maison qu'il ne connaissait pas. Il s’attendait à le voir, avait espéré le voir, mais pas comme ça. Il s'était imaginé l'apercevoir, aveuglé par l’amour pour son père, à la sortie d’un de ces bars du port, solitaire, désœuvré et triste, la tête baissée dans une attitude résignée, regrettant peut-être d'avoir laissé sa famille seule encore une fois. Mais maintenant qu’il le voyait dans ces circonstances, il aurait voulu être ailleurs. Ce contraste le bouleversait, ses illusions s'effaçaient devant cette vérité crue. Mille questions lui traversait l’esprit; qui était ces types, qui était cette femme.

- C’est ton père, interrogea Thomas ?

- Oui, avec la fille. Les autres je ne connais pas, précisa Adam, visiblement ému de voir son père.

- Il ne s'ennuie pas.

- T’es vraiment con.

Il plongea la main dans sa poche pour en extraire son téléphone et prit son père en photo. Son doigt appuyé sur l'écran déclencha une série de prises de vue en rafale. De l’autre côté de la rue, un des individus à la stature d'athlète le regardait avec insistance. L’homme contourna la voiture, sortit de la cour et traversa la rue pour s'élançait vers lui. Adam prit de panique, s'éloigna oubliant Thomas. Il marcha le plus vite possible et disparut à l'angle de la rue, là il se mit à courir aussi rapidement qu'il put. Thomas le suivait en scooter. Adam ne s'était pas retourné pour voir si l'individu le suivait. Il courait, courait à s’en faire mal, à en perdre haleine. Thomas le dépassa et disparût au loin au bout de la rue. Adam fuyait la peur au ventre, pour échapper à cet homme aux allures d’athlète, mais aussi pour fuir cet endroit, ce qu’il avait vu, son père, cette femme, ces hommes, cette maison, cet endroit, ce cauchemar. Il avait imaginé bien des choses mais sûrement pas avec autant de réalisme, une vérité crue qui lui serrait l'estomac. Thomas ne se trompait pas, il fallait mieux rester loin de cet endroit, ces hommes ne plaisantait pas. Il courait pour échapper à ce type, mais aussi pour se protéger des représailles de son père, comme si c'était lui qui était en faute. Partir le loin, fuir le plus vite possible. Tout ce qu’il espérait c’est que son père ne l’ai pas vu, qu’il ne saurait jamais qu’il l'avait sorti de cet endroit avec cette fille. Jamais il n'oserait parler à son père. Maintenant il avait peur, peur de lui, de sa réaction, des conséquences de sa curiosité, de ce monde qu’il ne connaissait pas qui n’avait été jusqu’alors qu'un fantasme.

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