11- L’intimidation

13 minutes de lecture

Adam, comme tous les lundis matins, prit la route sur sa moto, mais il savait que ce matin-là était bien différent des autres. Ce jour resterait à jamais gravé dans sa mémoire comme la trahison de son père qui n’avait pas su le protéger, embarqué dans ses dérives, dans ses folies du jeu. Comme lui avait demandé son père, il avait préparé son sac de toile, qu’il utilisait ordinairement pour aller au sport, y avait glissé quelques affaires, de quoi tenir une semaine, voir plus, jusqu'à ce que son père l’appelle, lui dise de revenir à la maison, que la situation était réglée. Il doutait de plus en plus de son amour pour lui, partagé entre attirance et répulsion. Toutes ces années sous son emprise. Il comprenait qu’il devait s’arraché de sa domination, s'émanciper enfin. Bien sûr il obéirait puisque son père s'acharné à le faire plier à sa folie, qu’il ne lui laissait pas d’autre choix. Il s’inclinait devant son insistance, sa violence. Il resterait sagement dans le mobil-home de son collègue. Mais il avait accepté à contrecœur d’y passer quelques jours sans savoir pourquoi il lui imposait ce sacrifice. Son père lui avait promis de tout lui dire une fois là-bas.

- je t’expliquerai lui avait il dit.

Ces mots résonnaient dans sa tête comme une promesse, un espoir de partager l'aventure de son père, un secret, son secret. Cette promesse ressemblait à un serment, un pacte qui adoucissait la contrainte, l'effort à fournir. Mais son père lui faisait-il suffisamment confiance pour lui révéler toute l’histoire ? Et lui pouvait-il encore lui faire confiance ? Cette confiance existait-elle ? Trop de doutes, trop de distance entre eux, pour croire en ce père indifférent. Aucune complicité ne les rapprochait. N'était ce pas pour le berner, lui faire espérer qu'enfin ils seraient proches tous les deux, qu’il avait lâché ce : “je t'expliquerai.” Partir, s'éloigner, lui laisser de la place, ne pas l'encombrer. Il acceptait soumis, le regret dans l'âme de laisser sa mère seule, ses amis, son lycée, tout ce qui faisait sa vie. Une semaine, c'est court, peut-être que rien n'était perdu. Il rattraperait les cours et la vie reprendrait comme avant. Mais à son retour, si rien ne changeait, il mettrait de la distance entre lui et son père. Maintenant il en était certain, rien ne serait comme avant. Il devait s'éloigner, s'émanciper, mettre de la distance avec cette vie toxique. Le poids de son père pesait trop lourd sur ses épaules. Toutes ces années à subir sa présence, pas une journée sans subir ses humiliations, à être rabaissé.

Au petit déjeuner, il avait mangé avec sa mère, tout s'était passé comme d’habitude, simplement, par quelque mots échangés, un sourire, un baiser. Puis cette question anodine en apparence.

- Ça va avec ton père ?

- Oui ça va pourquoi ?

- Il est venu te voir cette nuit ?

Adam resta gêné quelques instants, cherchant ses mots. Avait-elle compris ce qui se passait ? Il devait lui mentir, lui cacher les vraies raisons des intrusions nocturnes de son père. Adèle reprit.

- Il m’a dit que tu étais encore sur ton téléphone à plus de minuit.

Adam, trop heureux de se saisir de l'explication que sa mère lui offre, répondit embarrasser.

- Oui, il me demandait d'arrêter.

- Tu ne devrais pas regarder ton écran aussi tard, ce n'est pas bon pour le sommeille.

- Je sais maman.

Elle débarrassa son bol et nettoya sa place. Un matin presque ordinaire en apparence, pourtant l’ombre de la nuit pesait encore sur lui. Le secret l'étouffait. Il n’avait rien laissé paraître, comme lui avait imposé son père. Il l’avait embrassé avant de partir, comme chaque matin, mais quand elle lui avait dit : à ce soir, il n’avait pas répondu.

*

Adam avait remarqué dans son petit rétroviseur tremblotant de sa moto, la voiture qui arrivait à vive allure. La voiture le dépassa sans prendre la précaution de s’écarter un peu. Il s'était serré le plus possible sur le côté droit de la route pour se laisser doubler par le véhicule. A peine l'avait-il dépassé qu'il vit les feux arrière de la voiture s'allumer et ralentir rapidement devant lui. Arrivé à quelques mètres du véhicule, la voiture repartit et reprit de la vitesse avant de disparaître dans le virage suivant. Un kilomètre plus loin, il croisa à nouveau le véhicule. Elle était arrêtée sur le bord de la route, moteur tournant. Des volutes de vapeurs grises sortaient des extrémités des deux bouches d'échappement chromées. Elle stationnait, deux roues sur la route, les deux autres sur la berne, là où l'herbes avait été fauchée récemment. Il dû faire un écart pour l'éviter. En passant à hauteur de la voiture, il voulut regarder à l'intérieur, mais les vitres teintées ne laissaient apparaître que deux silhouettes indistinctes.

- Qui sont ces dingues, pensa-t-il ?

Cette route était tranquille d'ordinaire. C’est d'ailleurs pour ça qu’il passait par là. Il y avait bien sûr la voie rapide, plus directe pour rentrer chez lui, mais il n’aimait pas l’emprunter, trop de véhicules qui roulaient trop vite à son goût et sa mère lui avait formellement interdit de l’utiliser.

- Tu prends toujours la route de campagne.

- Oui, bien sûr.

- Tu sais que je ne veux pas que tu passes par la grande route. Tu m'entends, c’est trop dangereux, lui avait-elle répété le matin même avant qu’il ne parte au lycée.

Il respectait ces recommandations sans émettre la moindre objection. Il savait qu’elle avait raison. Il continua sa route sans plus se soucier de l'incident. Il roulait en prenant soin de bien tenir sa droite. Sur cette petite route de campagne, il n'était pas rare de voir des automobilistes couper les virages. Il le savait et il y faisait attention. Il remarqua à nouveau la voiture dans son rétroviseur. Elle le frôla une deuxième fois. D'instinct, il fît un écart et roula quelques mètres sur le bord de la petite route goudronnée, secoué par les déformations de la chaussée. Le gros SUV bleu nuit accéléra et s'éloigna dans un grondement puissant de moteur. Il leva le poing et fit signe au conducteur. Il hurla dans son casque.

- Bande de cons !

La situation devenait délicate. Adam sentait la peur lui serrer le ventre. Cette fois, il pressentait que ces dingues lui en voulaient. C'était la première fois qu’il se sentait en danger sur cette route d'ordinaire calme. Il y avait bien, de temps en temps, des chauffeurs indélicats et sans scrupule qui ne se préoccupaient pas des autres. Ils filaient à vive allure, le doublaient ou venaient face à lui sans ralentir. Il prenait alors les devant, tournait la poignée des gaz et ralentissait, se serrant au maximum sur le bas-côté de la route. Il n’y avait rien d’autre à faire face à ses chauffards. Mais son intuition le poussait à être plus vigilant qu'à la coutume. Soudain, il aperçut une nouvelle fois la voiture. Elle revenait. Cette fois-ci elle roulait à gauche face à lui. Il ne pourrait pas l'éviter. Il coupa les gaz. Freina, arquebouté sur le guidon de son engin et termina sa course dans le fossé. Son cœur battait à cent à l’heure. La voiture passa à moins d’un mètre de lui, emportant à sa suite un souffle d’air qui le fit vaciller. Qui c'était ces dingues ? Il voulait visiblement le tuer, l'intention était palpable, concrète. Il devait reprendre ses esprits. Peut-être attendre un peu, quelques instants que ces fous s'éloignent. Alors il pourrait reprendre sa route et rejoindre sa destination sans encombre. Il leva la visière de son casque pour respirer. La roue avant de sa cent vingt cinq s'enfonçait légèrement dans la terre meuble de la berne. Il aurait probablement du mal à sortir son engin de là. Le moteur tournait toujours, il enclencha la première pour dégager la roue et rejoindre la route. La moto chassa un peu mais il sortit plus facilement qu’il ne le pensait. Pendant sa manœuvre, il n'avait pas vu la voiture revenir. Elle s'arrêta à sa hauteur. La vitre du passager descendit.

- Les routes sont dangereuses par ici, tu devrais faire attention. A ta place, je ne reprendrais plus cette route. On sait jamais, un accident est vite arrivé.

Adam écoutait sans réagir, pétrifier. Il reconnaissait l’homme qui l’avait poursuivi dans les rues de Caen. Mais l’autre ne restait qu’une silhouette, appuyer contre le dossier de son siège, il ne percevait pas son visage. Il ne comprenait pas pourquoi ces deux types lui en voulait à ce point. L’homme continua sur le même ton d'intimidation.

- Surtout si c’est pour aller fouiner dans des affaires qui ne de concerne pas. Tu devrais écouter les conseils de ton père.

Adam se redit, il sentit que toute sa moelle épinière se glacer. Toute cette affaire de téléphone, de photos prenait des proportions insensées. L’homme parlait sans vulgarité, ses paroles étaient assurées, impérieuses. Adam ne trouvant aucun mot, il resta sans voix face à ces deux dingues. Sa tête bouillonnait, son père trempait dans un sale milieu.

- Alors, tu restes muet. Tu as compris ce que je viens de te dire. Je ne veux plus te voir dans le coin.

Le silence s'installa, interminable. Cet homme attendait visiblement une réponse.

- Oui… , je ne reviendrai pas, lâcha enfin Adam.

- Parfait, t’as compris. C’est bien.

L’homme remonta la glace et la voiture démarra lentement, presque dans le silence, ne laissant entendre que le bruit des pneus sur les graviers.

Cette fois, il avait saisi qui étaient ces types. Ils n'étaient pas là par hasard. La menace était claire. Le message était simple: on ne veut plus te voir. La peur le faisait trembler. Il comprenait qu'il ne pouvait plus continuer, disparaître était sa seule option, la seule chose à faire. Tout ça pour quelques photos prises à la dérobée, cela lui paraissait tellement démesuré. Il y avait forcément autre chose dans cette histoire. Ces hommes étaient fous et très dangereux. Protéger sa mère avant tout, c'était pour lui la priorité, même si elle devait souffrir de son absence. Il regrettait amèrement d’avoir espionné son père. Tout ce qu'il avait entrepris n’avait mené à rien. Il avait simplement créé plus de chaos. Il aurait bien sorti son téléphone pour demander de l’aide, mais son père l'avait gardé. Et qui aurait-il pu appeler ? Il était seul, coupé de tous. Disparaître, il devait disparaître. Puisque son père ne voulait plus de lui, alors il partirait pour de bon, se volatiliserait et son père ne serait jamais où il avait choisi de se cacher. Il fit demi-tour à son engin pour rejoindre la gare maritime de Ouistreham. Il prendrait le prochain ferry. Arrivé en Angleterre, il trouvera bien à se loger. C'était la plus simple et la plus rapide des solutions pour échapper à ses dingues, à types qui lui en voulait, à son père qui semblait s’entendre à merveille avec eux. Une fois là-bas, il achèterait un autre téléphone, il reprogrammerait son compte, récupérerait tous ses numéros et contacterait la seule personne en qui il avait confiance et connaissait toute l'histoire pour l'avoir vécu avec lui: Thomas. Il faudrait survivre le temps de trouver une solution. Thomas serait ses yeux et ses oreilles ici. Il saurait se débrouiller, il parlait bien anglais. Il enclenche la première et repartit vers Ouistreham.

*

Arrivé à la gare, il se présenta au guichet et réserva une place pour le prochain ferry dont le départ était programmé à seize heure trente. Il avait six heures à patienter, un temps qui lui semblait terriblement long. Il aurait préféré partir tout de suite et ne pas avoir le temps de réfléchir. Ne pas être tenté par l’envie de renoncer. D'abdiquer devant l’effort à fournir. Il devait se persuader que la meilleure chose à faire c’était de partir. Ses pensées se bousculaient. Que devait-il faire ? Comment s’organiser ? Une fois débarqué que ferait il ? Ou irait-il ? Ce qu’il avait besoin en priorité c'était d’un téléphone. Il s’installa sur la banquette de la salle d’attente et vida ses poches pour faire le point de tout ce qu'il possédait. Il plongea successivement les mains dans toutes les poches de son blouson et en sortit tout ce qu’elles contenaient: son portefeuille avec tous ses papiers, sa carte bleue, un paquet de mouchoir, un trousseau de clés, un billet de vingt euros et un peu de monnaie. Tout s’étalait devant lui, un maigre butin pour une aventure incertaine. Il prit le trousseau de clés tenues par un anneau noir de cuir tressé et serra entre ses doigts la petite clé métallique de la maison. Il la contempla un instant. Cette clé lui renvoyait l'image du foyer, de l'unité familiale. Derrière cette petite pièce de métal, il y avait tout son univers qu’il laissait derrière lui. Elle était la finalité, l'extrémité, le prolongement de ce monde qu'il devait quitter, qu’il devait fuir. Un gouffre s'ouvrait sous ses pieds. Un torrent de questions le submergeait. Où allait-il vivre, à quel endroit ? Un monde inconnu s'étendait devant lui. Il aurait voulu que le temps s'arrête, que l'éternité toute entière engloutisse ce monde, arrête à jamais le temps et sa douleur. Il aurait voulu qu'à cet instant tout se fige dans un présent immobile sans lendemain. Tous prisonniers de l’infini. Prolonger le temps, étirer les secondes, afin que tout ralentisse, pour ne plus voir qu’une image figée, ou s'imprimerait à jamais sa vie d’avant. Il sentait que deux époques s'éloignaient irrémédiablement, irréversiblement. Dans un sursaut il aurait voulu tendre la main pour se sauver du naufrage, crier son désespoir mais rien ne sortait de sa gorge. Vers aurait il pu se tourner, personne ne pourrait l’aider, il était seul. Il savait déjà que tout était irrévocable. Silencieux, des larmes roulaient sur ses joues. Il serrait dans sa main l'unique souvenir qui lui restait de ce qu'il perdait. Il serrait la clé dans sa main moite. Elle absorbait la chaleur de sa peau et le contact du métal le rassurait. Elle devenait une partie de lui-même, un prolongement de son être. Sa vie s'évanouissait dans les vapeurs de la folie de son père. Il s'accrochait à ce petit bout de métal comme à une bouée pour ne pas sombrer dans la tristesse. Mais la mélancolie le submergé, l'anéantissait. Il perdait pied, il s'accrochait au seul objet qui lui permettait de survivre pour ne pas se noyer. Les ténèbres tombaient et enveloppaient tout d'un voile sombre, tout disparaissait. Il perdait ses repères. Tout basculait dans le passé et le souvenir. Il ne voulait pas se projeter dans cet avenir qu'on lui imposait, il ne pouvait pas, c'était plus fort que lui, il restait accroché à ce monde qui se dérobait sous ses pieds. Tenir cette clé c'était pouvoir revenir en arrière. Retenir encore un instant le passé, mais le présent fuyait déjà. Était-il seul à ressentir cette tragédie ? Les rêves s’évaporaient, ils appartenaient désormais aux illusions du passé. Il avait compris que le drame se mettait en place quand ces types l'avaient pourchassé sur la route, il était pris malgré lui dans cette tempête. Il aurait voulu crier sa peine, son désarroi. L’angoisse et la mélancolie lui serrait la gorge. Les souvenirs revenaient par paquet; le chat qui grattait à la porte de la cuisine, les jours où son père bricolait, sa mère dans la cuisine, sa chambre avec sa moquette verte, ses murs jaunes, son lit et son armoire en pin anglais, la fenêtre qui s’ouvrait sur le parc en fleur au printemps. Il se voyait encore allongé sur son lit, bouquinant un de ses livres. Les marches, de ce maudit escalier, qui craquaient. Combien de fois l'avait-il trahi quand il descendait discrètement pour épier ses parents dans la salle à manger ? Il serra plus fort la clé qui ouvrait la porte de son univers, de sa maison. Elle lui donnait accès à son monde. Tous s’incarnaient derrière cette clé, elle devenait son totem. Cet ultime objet renfermait à lui seul ce qu’il allait perdre. Il ramena la clé contre son cœur. C’était tout son univers qu'il serrait contre lui. On lui volait son avenir. Pourrait-il encore vivre dans cette maison ? Comment pouvait-il quittait tout ça sans en garder la trace physique, solide, réelle, la preuve palpable de ce qu'il avait vécu, pour être sûr que tout ça n’avait pas été qu'un rêve. Puisqu'on lui dérobait tout le reste, jusqu’à ses illusions de vivre encore heureux à cet endroit. Il voulait garder au moins ce petit bout de métal chromé entre ses doigts. Il remit la clé dans sa poche, le regard perdu, les yeux fixés dans le vide. Comment ferait-il pour vivre là-bas, dans une ville comme Portsmouth ? Il n'avait pas d’argent, enfin pas assez. Il devait vendre sa moto. Il sortit de la gare et remonta sur sa machine. Le seul endroit où il pourrait la vendre rapidement c'était au marché aux poissons. Sous les halles, il y avait toujours du monde. Il trouverait bien quelqu’un d'intéressé. Il repéra un jeune poissonnier et lui proposa son engin. D'abord réticent, méfiant, Adam lui expliqua sa situation, l’urgence des événements et le jeune homme compatissant lui acheta son deux roues pour la moitié de sa valeur. C’est tout ce qu’il était en mesure de lui donner. Avec cette somme Adam, s’il faisait attention, pourrait vivre quelques semaines. L’affaire conclue et réglée de façon administrative sur internet, Adam lui remit les clés avec la carte grise et reprit la direction de la gare à pied. Il ne regrettait pas sa décision, il n’aurait pas à abandonner sa moto sur le parking. Sa trace s'évaporait plus facilement, personne ne saurait la direction qu’il aurait pris pour disparaître.

Annotations

Vous aimez lire Daniel Langer ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0