12 - La disparition

9 minutes de lecture

Contrairement à la semaine précédente, Christophe était rentré tôt du travail, ce qui devenait de plus en plus rare. Résignée, Adèle s'était habituée à le voir revenir souvent après l’heure du dîner avec cette odeur d’alcool à la bouche. Parfois il ne mangeait pas, échangeait quelques mots et allait se coucher. D’ordinaire, c'était Adam qui arrivait le premier, après ces cours, vers dix-huit heures. Il traînait rarement avec ses copains, préférait revenir à la maison et s'installer à son bureau. Puis c'était son tour, elle se mettait aussitôt aux tâches domestiques et préparait le repas. Enfin, Christophe était le dernier à rentrer. Mais aujourd’hui, il était là avant elle. Peut-être que leur dernière dispute y était pour quelque chose ? Avait-il pris conscience de la souffrance qu’il infligeait à sa femme ? Elle profitait de ce moment de vie familiale retrouvé pour espérer enfin voir les choses reprendre leur cours normal, celle dont elle rêvait depuis tant d’années. La vie qu’elle avait toujours souhaitée, attendue. Ces rêves qu’ils avaient partagé les premières années, mais qu’ils n'avaient fait qu'effleurer certains jours. Tous ces projets de voyages et d’aventures s'étaient éloignés d'abord par manque d’argent, puis par manque de temps, enfin par manque d’envie, l’envie de partager ensemble un peu de bonheur. Ces chimères la dévoraient inlassablement. Elle attendait peut-être trop de la vie. Avec le temps, leur couple s'éteignait, des zones d’ombre naissaient entre eux, des non dits, des suspensions, des creux, des vides qu’elle n’arrivait plus à combler. Comment raviver la flamme, réveiller l’envie d'être ensemble, retrouver ce couple dont les contours se perdaient dans les brumes de leur amour dissout ? Malgré tous ces efforts d'insuffler à cette soirée une ambiance conviviale et détendue, Christophe restait lointain, inaccessible, prisonnier de ses vieux démons. Debout près de l'évier, dans une routine établie, elle préparait la cuisine du soir. Rarement Christophe prenait part à l'élaboration des repas. Il se laissait guider sans émettre de choix et manger ce qu'elle lui présentait. Il n'était pas difficile. Parfois il dressait la table ou faisait la vaisselle. Ils s'étaient répartis les tâches ménagères depuis leurs premières années communes et les soirées se passaient sans rien n’avoir à négocier, rien ne changeait dans leur habitudes. Adèle aurait aimé un peu plus de suggestions, d'idées nouvelles dans les repas. Elle s’en plaignait parfois. Mais, ni Christophe, ni Adam ne venaient à son secours. Elle tournait un peu en rond et se limitait à confectionner en semaine des plats simples et rapides, sans innover. Christophe avait pris place dans le canapé et regardait d’un œil distrait l'émission de télévision diffusée à cette heure en début de soirée, sans vraiment s’y intéresser, l’esprit ailleurs, de l'autre, il consultait son téléphone. Avant de commencer la préparation du repas, Adèle rangea les quelques courses qu'elle avait faites en rentrant du travail, dans les placards de la cuisine. S'efforçant d'instaurer un climat d'échange, elle lança la conversation tout en vidant les sacs à provisions.

- Je suis allé au supermarché avant de revenir à la maison. J’ai croisé une personne qui te connais sur le parking. Un certain Matt, ça te dit quelque chose ?

Christophe se redressa et senti le malaise l'envelopper, l'étourdir. Adèle laissa passer quelques secondes espérant une réponse, mais rien.

- Il te passe le bonjour. Il m’a fait une drôle d’impression. Il était au volant d’un gros SUV noir, un truc horrible, à me regarder ranger les courses dans le coffre de la voiture, sans rien dire. L’autre gars à côté de lui, avait l’air tout aussi bizarre. Tu fréquentes de drôle de type.

Une inquiétude profonde saisit Christophe. Matt était venu jusqu’ici, au plus près de chez lui, pour l'intimider. Ce type n’avait aucune limite. Il s’emprennait maintenant à sa femme. Il regarda Adèle, d’un air interloqué. Elle vit sur son visage, se dessiner le désarroi.

- Ça va ? Tu n’as pas l'air bien.

- Non, non ça va.

Déjà en milieu d’après-midi, il était allé au camping à Barfleur voir Adam qui devait l'attendre, impatient de voir son père arriver. Une semaine, c'était la consigne. Tu restes une semaine au mobil-home, après on avisera, avait-il convenu avec lui. Il avait demandé quelques heures à son patron, prétextant une urgence familiale. Son collègue lui avait prêté les clés comme il l’avait espéré et avait appelé le gérant pour qu’il ouvre la porte à Adam. Une heure et demie aller, une heure et demie retour. Il avait fait les courses pour une semaine, mais elles étaient toujours dans son coffre. Arrivés là-bas, personne, aucune trace d’Adam, il n'était pas là à l’attendre comme convenu. Il était allé voir le responsable du camping et avait essayé de comprendre la situation.

- Une personne devait venir ce matin s'installer dans le mobil-home de monsieur Feugère. Est-ce que vous l’avez vu ?

- Effectivement monsieur Feugère m'a prévenu qu’une personne viendrait ce matin, mais, personne ne s’est présenté.

Il patienta une heure et repartit inquiet de ne pas voir son fils. Où était-il, pourquoi n'était-il pas venu comme convenu ? Les révélations d'Adèle étaient un choc supplémentaire. Rien ne se passait comme prévu. Christophe essaya de dissimuler son trouble.

- Un drôle de type, reprit-elle pour elle-même. Tu le connais bien ? C’est un de vos clients ?

Comment pouvait-il répondre sans mentir, sans cacher à Adèle, qu’il avait rencontré ce type il y a seulement cinq jours et qu’il avait cédé à l’appel du jeu. Que ce type ne le lâchait plus. La mise en garde de sa femme n’avait su le préserver de cette dérive. Il se décida à répondre un peu maladroitement.

- Non, non. Un gars que j’ai croisé une fois au travail.

Sans faire d’avantage attention à Christophe, Adèle retourna à son activité. Matt avait atteint son but, semer le trouble dans l’esprit de Christophe. Sous le choc de l'information, il s’était recroquevillé sur le canapé, le dos voûté, hagard, regardant le sol. Lui qui n’avait jamais plié devant personne. Ce type avait sur lui une prédominance qui lui rappelait son père qui lui infligeait des corrections à coup de ceinture. Son caractère dur et intransigeant venait de là, de ce père maltraitant, insatisfait qui ne connaissait que la violence, que cette méthode pour se faire obéir de son fils. Il prenait tant de coups chez lui qu'à chaque occasion où il pouvait les rendre à d'autres il n'hésitait pas. Il était de toutes les bagarres, de toutes les querelles, de toutes les rixes, les provoquant parfois pour se décharger de cette haine qui l'habitait. Quand son père l’apprenait, alors il le battait de nouveau. C'était un cercle vicieux, infernal. Il avait pris tant de coups pendant toute sa jeunesse que certains jours ses côtes lui faisaient encore mal.

- Tu as vu Adam ? lança Adèle. Il devrait être là depuis longtemps.

Christophe ne répondait pas. Adèle jeta un regard vers lui. Il était assis dans le canapé, la tête basse, encore le nez collé sur son téléphone pensa-t-elle, ce qui avait pour effet de l’agacer prodigieusement. Elle haussa la voix espérant une réponse de sa part.

- Tu as vu Adam en rentrant ? relança Adèle.

- Euh, non, il est sûrement parti se balader dans le parc. Mentir, continuer à mentir, s’immerger dans un flot de mensonges, mentir jusqu'à perdre pied, jusqu'à se noyer soi-même, se laisser emporter dans les profondeurs de la tragédie pour que la vérité et le mensonge ne fassent plus qu’un. Il répondait, absent, encore absorbé par ce qu’elle venait de dire sur sa rencontre avec Matt, par la disparition d’Adam. Toutes les épreuves de ces derniers jours le préoccupaient. Comment allait-il sortir de cette impasse ? Maintenant, il fallait affronter le problème “Adam”. Le choc serait rude. Comment allait-elle réagir à l'absence de son fils ? Sa faiblesse le répugnait, comment pouvait-il être aussi lâche ?

- Ça n'a pas l'air vraiment de t'inquiéter, reprit-elle.

Il devait se ressaisir, ne rien laisser paraître. Lui cacher la vérité voilà ce qu’il fallait faire. Pour la préserver, mais aussi pour garder un coup d’avance sur les événements.

- Pourquoi …? Je devrais ?

- Il prévient d’habitude quand il est en retard.

- Il est peut-être chez un copain. Il va falloir arrêter de le materner comme ça. Je te rappelle qu’il vient de fêter ses dix-huit ans le mois dernier. Il en a peut-être assez d’avoir sa mère sur le dos.

Il se leva et la rejoignit près de l'évier et feignit de s'intéresser à ce qu’elle faisait pour détourner son attention, son angoisse de mère. Mais il savait que cela ne suffirait pas, que son inquiétude, ses questionnements referait surface rapidement.

- Qu'est-ce que tu prépares ?

- Rien d'exceptionnel, des croques Monsieur, avec de la salade.

- Bonne idée.

Il avait dit ça machinalement, pour lui faire plaisir, ne trouvant rien d’autre à ajouter. Mais la tête lui tournait affreusement. Il repensait à ce qu’il avait dit à Adam. “Tu dois disparaître quelque temps.” Depuis, il n’avait aucune nouvelle de lui. D'ailleurs comment aurait-il pu en avoir puisque c'était lui qui avait son téléphone. Cette situation bancale dans laquelle il s'était mis lui faisait perdre pied. Il avait espéré le trouver installé dans le mobil-home, regardant la télé, mais personne n'était là. Maintenant il lui était impossible de le contacter, de savoir où il était.

- Tu veux bien l’appeler sur son téléphone. Il te répondra à toi. Moi, j’ai déjà essayé sans succès. On va bientôt manger et il ne sera pas encore rentré, le relança Adèle. Effectivement, Christophe avait allumé le téléphone d'Adam dans l'après-midi et une dizaine de messages lui demandant de répondre ou de rappeler s'empiler sur l'écran. Tous s'interrogeaient de son absence. Dès le matin, son retard au lycée avait alarmé ses amis.

- Pourquoi les mères s'inquiètent-elles toujours sans raison ? C'est dans vos gènes, vous ne pouvez pas vous en empêcher. Et s’il répond, qu'est ce que je lui dit ? Ta mère t’attends pour manger.

Il avait dit cette dernière phrase avec insolence. Que pouvait-il inventer pour apaiser son inquiétude ? Rien. La meilleure défense c'était d’inverser les rôles, de la rendre coupable elle, de sa disparition, de lui donner le sentiment qu’elle le couvait trop, qu’Adam prenait de la distance pour respirer un peu. Tout allait beaucoup trop loin, mais il ne pouvait plus faire machine arrière.

- Ne sois pas méchant, je m'inquiète c’est tout.

- On devrait appeler ses copains.

- Mais on ne sait même pas s’il est là bas.

Christophe paraît à chaque interrogation par ce qui lui semblait le plus pertinent. Convaincre par des réponses perspicaces et éteindre les inquiétudes d'Adèle, ses angoisses de mère. Mais intérieurement il se posait d'autres questions. Pourquoi Adam n’était-il pas arrivé au bungalow ? Pourquoi lui avait-il désobéit ? Maintenant qu’il n’avait plus de téléphone, qu’il lui avait pris, il ne pouvait plus le joindre. Il appellerait demain matin au camping pour prendre des nouvelles auprès du responsable. Peut-être qu’Adam avait simplement été retardé. Il demanderait au gérant de lui passer son fils, de l’avoir au téléphone pour obtenir des réponses. Et puis il devait une explication à son fils, il lui avait promis. Maintenant il devait tout lui dire, tout lui révéler, il comprendrait que son père avait eu besoin de jouer, qu’il s'était laissé entraîner, mais que désormais il ne pouvait plus reculer.

- Envoie lui un message sur son téléphone alors, insista Adèle.

- Ok, mais je ne voudrais pas le déranger dans un moment particulier. On sait jamais, il est peut-être avec une fille. On perd la notion du temps dans ces moments-là et on oublie surtout sa mère.

Comment pouvait-il trouver la force de plaisanter ?

- Très drôle. S’il avait une copine, il m'en aurait parlé.

- Bien sûr les mères sont nos confidentes, c’est bien connu. Crois moi, la dernière personne qui a su que je n'étais plus puceau, c’est bien ma mère.

- Ne sois pas si cynique.

La soirée se passa sans que ni l’un ni l’autre ne reparle d’Adam. La chose était entendue, Adam était quelque part chez un ami ou une amie. Il avait l'âge de faire comme bon lui semble. Son père en avait décidé ainsi. Adèle se résignait. Mais chacune de ses pensées ce soir-là fut pour son fils. Rien d'autre ne pouvait occuper son esprit, la disparition inexpliquée d’Adam l'a rongée. Rien ne put dissiper l’idée obsédante qu’un malheur se préparait.

Annotations

Vous aimez lire Daniel Langer ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0