14 - La plage

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Le ciel s'était couvert d’une toile grise menaçante et les nuages déversaient sur l’horizon leur chargement. Elle avait besoin de marcher, de respirer à plein poumons l’air iodé du large, de s'enivrer de cette brise à s’en étourdir. Elle avançait sans but, perdue dans ses pensées. La plage lui offrait son spectacle fascinant et perpétuel. Cette grande étendue de sable et d'eau, lisse et assoupie, lui donnait un sentiment de liberté et de calme. Il y avait quelque chose de vertigineux dans cette immensité où le regard se perd, où l'œil ne trouve aucun appui pour se reposer sur cet espace infini, où l'horizon tire une ligne droite impeccable, tracé au scalpel séparant le ciel et la mer de leur relation incestueuse. Quelques amoureux comme elle de cette plage ensorcelante, se promenaient sans but véritable. Seuls, en couple ou en famille, ils avaient tous en commun ce besoin viscéral de contempler ce spectacle. Elle, elle marchait pour engourdir sa peine. Marcher pour oublier le présent, le passé et l’avenir. Pour s’offrir un temps de répit, une pause. Marcher et se noyer dans l’espace, se fondre dans cette immensité, dans le vent, s’engourdir le corps pour ne plus avoir mal. Un besoin irrépressible de séparer le corps et l’esprit. N'être plus qu’un élément sensible de chair et os, et réveiller tous ses sens. Elle se rapprocha de l’eau. Le vent poussait les vagues gémissantes sur la plage, saisi dans une étreinte fusionnelle et amoureuse. Le murmure perpétuel de leur union engourdissait sa volonté, elle avançait sans autre but que celui de se fondre dans cet air iodé, bercé par la langueur de la mer, absorbé par le vide, par l'espace infini de la plage, comme une envie de se dissoudre dans l’espace. Sur cette grande plage ouverte, où les jours sans vent étaient rares, elle aimait cette atmosphère spéciale qu'elle ne retrouvait pas ailleurs. Elle ne ressemblait pas à ces petites plages cachées entre les rochers, comme refermée sur leur beauté étroite, qui lui offrait leur caractère intime, sensuelle, mais qui lui resserrait l’esprit et ne lui offrait pas l’espace pour s’évader, prisonnière, elle se sentait à l’étroit, il ne lui restait plus que l’horizon pour fuir. Ici l'espace l’engloutissait, la faisait tituber, lui lançait un défi. Les jours les plus favorables ou le vent impétueux semblait prendre un peu de repos et s’apaisait quelque instant pour recouvrer son souffle fatigué de sa course perpétuelle, une brise légère chargé de sel balayait l'étendue, glissait au-dessus de la mer comme une caresse, remontait l'estran et venait mourir en tourbillonnant sur le cordon dunaire, semblant finir sa course là, épuisé. Les cris des goélands, la couleur du ciel et de la mer, tout l’a grisée. Elle marchait dans cet état de béatitude enivrante porté par ses pensées. Le souffle léger venant de la mer l’enveloppait, glaçait ses joues et sa peau se chargeait de sel. Par endroit les odeurs de varech plus présent la saisissait et la réveillait de sa torpeur, pris dans un sentiment de liberté illusoire. Adèle assit sur le sable humide et retira ses chaussures. Elle les attacha entre elles par les lacer pour les tenir plus facilement comme elle faisait avec les chaussures d’Adam. Rien que ce geste simple la bouleversait. Elle resta assise quelque minutes, contemplant les voiles gonflées immobiles sur cette mer grise. Un peu plus loin, les vagues balançaient le sable dans un va-et-vient régulier et tranquille. Le ressac de l’eau brassait et faisait monter à la crête des tourbillons, une écume blanche mousseuse et étincelante, irisée par les milliers de petites bulles agglomérées les unes contre les autres. Un vent léger balayait le dessus de cette mousse aérienne et détaché des petits paquets qu’il faisait rouler quelque instant avant de les oublier sur le sable détrempé. Puis une nouvelle bourrasque les reprenait, les étirait, pour finalement les désagréger en une galette mousseuse. Elle reprit sa marche. La mer presque pleine, remontée et avalait avec peine la pente sableuse. Les grandes bâches avaient disparu englouties par la marée montante. Par endroit, la plage recrachait son trop plein d’eau et se formait alors des petits ruisseaux qui retournaient à la mer. Elle enjambait ces obstacles qui barraient sa promenade. Par endroit, les petites boules blanches plus grosses que les autres dansaient dans le vent. Les nuages s’étalaient en nappes grises et laissaient filtrer par endroit un soleil tamisé. Elle revoyait Adam jouer près des vagues, elle flânait avec Christophe à quelques pas derrière, le quittant rarement des yeux. C'était encore les seules sorties que son mari acceptait de faire avec elle. Adèle l'obligeait à venir, reprenant chaque dimanche les mêmes arguments. Il finissait par céder, enfiler sa veste et la suivait sans rien dire. Les conversations fougueuses des premières années s'étaient éteintes, ils n'avaient plus rien à se dire ou presque. Quelques mots, quelques phrases sans importance sur leur quotidien, sur le temps qu’il ferait demain, lassé par l'évidence, la banalité, la fadeur de l’autre qu’il côtoyait chaque jour. Elle se resignait à ses quelques heures passées en famille, se contentant de son maigre effort. Malgré tout, elle ressentait ce besoin de revenir sans cesse sur cette plage pour revivre ces moments simples où son fils était heureux, pour garder en elle le souvenir, de son enfant joyeux et riant. Pris dans l'assuétude des promenades des week-ends en famille, elle se souvenait, comblée à l’observer courir et s’extasier sur la forme d’un caillou ou d’un coquillage aux reflets plus diaprés que les autres sous le soleil voilé de l’après-midi. Elle aimait sa curiosité d’enfant, cherchant dans la laisse de mer, drossée par la houle et abandonnée là par les vagues, les petites merveilles disséminées parmi les algues et lui faisait pousser des cris d’étonnement et d’admiration. La plage avait posé son emprise sur son jeune esprit, et ne le lâchait plus. Toutes les découvertes étaient teintées de rires et d'éclats de voix. Il n'y avait dans son regard aucune lassitude. Il refaisait le parcours avec la même fougue, le même plaisir tous les dimanches après-midi. Chaque instant était pour lui une découverte. Elle marchait sur le bord de l’eau, quand une vague plus forte que les précédentes submergea ses pieds nus. Elle n’y prêta pas attention, perdu dans ses souvenirs. Elle avançait, égarée dans le temps et l’espace, coupée de la réalité pour s'enfoncer dans un monde irréel, déconnecté de tout ce qui l'entourait. Cette sensation de plénitude, d'intemporalité, adoucissait l’amertume de ses images qui lui revenaient, elle les revivait comme si c'était hier, aussi vives et lumineuses. Ses pas éclaboussaient en gerbe blanche la surface paisible des vagues mourantes. Elle avançait vers ces vagues plus fortes qui roulaient au loin, vers cette ligne où glissaient les bateaux, elle aurait voulu s'enfoncer dans la mer, sans laisser de trace, disparaître, engloutie par l'immensité des flots. Elle s'arrêta face à l’horizon, l’eau lui montait déjà aux genoux. Elle sentait le froid lui saisir la chair, lui glacer les mollets, remonter le long de ses cuisses, contracter ses muscles et lui serrer le bas ventre. Encore une vague, une vague plus haute que les précédentes et le bas de son manteau et de sa robe disparurent sous la surface de l’eau. Immobile, impassible, étrangère au monde qui l’entourait, les bras ballants, le regard fixe, elle s'offrait en sacrifice aux flots répétés des vagues.

- Madame…, madame…, vous allez bien ?

Un couple de quinquagénaire, qui partaient à leur baignade hebdomadaire, vivement inquiet de l’attitude étrange de cette femme, la regardait perplexe à quelques mètres derrière. En ce début de printemps précoce, quelques téméraires se lançaient à l'assaut des vagues. Elle entendit une voix l'appelait. Les paroles venaient de loin, déformées et étouffées, mêlées aux ressacs des vagues, balayées par le vent, il les emportait au loin, inaudibles. La femme reprit.

- Madame…, on peut vous aider ?

Les vagues ébranlaient son corps, la faisaient vaciller. Chancelante, risquant de la faire basculer à chaque impacte, Adèle attendait de chavirer. La femme secoua son mari et lui fit signe du menton pour lui faire comprendre qu’il devait agir et s’aprochait de cette femme. L’homme fit quelques pas pour rejoindre Adèle et posa sa main délicatement sur son épaule.

- Vous allez bien madame ?

Adèle se réveilla de sa torpeur. Un frisson secoua son corps.

- J’ai froid, dit-elle, surprise comme si elle reprenait conscience du monde qui l’entouré, de l’eau glacée qui lui monté jusqu’aux cuisses.

- On peut vous aider ? s'enquit l’homme.

Elle reprenait conscience, effrayer, elle recula d’un pas, puis fit demi-tour pour tourner le dos aux vagues et se mis à courir. Brusquement, elle sut qu'elle devait retourner chez elle et comprendre pourquoi Adam avait disparu. Sans un mot, sans un geste de remerciement pour les quinquagénaires, elle remonta la plage prise d’une urgence irrépressible, risquant à chaque pas de tomber à genoux dans le sable.

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