15 - La chambre d'Adam
De retour de la plage, Adèle se changea. Elle passa un jogging ample et douillet pour oublier la désagréable sensation de froid qu’elle avait ressentie pendant tout le chemin de retour vers la maison. Elle avait croisé les quelques rares touristes rue de la mer, en couples ou en famille, qui se promenaient, auxquels elle n’avait pas prêté attention, perdue dans ses pensées obsédantes. Le petit soleil de mars, timide et impatient, qui filtrait à peine entre les gros nuages gris, n’avait pas suffi à la réchauffer et le bas de son pantalon lui collait affreusement à la peau. Ses chaussures, encore remplies d’eau, lâchaient un petit bruit de succion à chaque pas et son manteau dégoulinait toujours d’eau de mer. Elle avait marché, vite, dans l’urgence, poussée par une envie folle de bousculer tout ceux qui se mettrait en travers de son chemin. Les gens se détournaient sur son passage, l’esquivaient et certains protestaient de devoir se pousser. Elle regrettait d’être passer par cette rue commerçante toujours encombrée de monde flânant sans but véritable. Puis elle avait remonté l’avenue de la Mer, les bras croisés sur sa poitrine, haletante, les yeux fixés sur un seul objectif, revenir au plus vite à la maison. Une idée lui était venue, alors que les vagues frappaient ses jambes et lui glaçaient les membres jusqu'à ressentir la douleur remontée le long de ses cuisses et saisir son entre-jambe. Elle devait chercher dans la chambre d’Adam, un mot, un message qu’il aurait pu lui laisser, caché quelque part, dissimulait dans un livre, dans un tiroir, dans un endroit, où elle seule pouvait le trouver. Adam ne pouvait pas être parti sans lui dire au revoir, sans même lui avoir laissé un mot, un indice, laissant derrière lui toute sa vie, sa famille, ses études. Son père y était-il pour quelque chose ? L’avait-il poussé à partir ? Mais pourquoi ? Elle fouillerait partout toute la journée, même demain et les jours suivants s’il le fallait, mais elle trouverait, elle découvrirait ce que son fils avait caché pour elle. Elle en était persuadée, il lui avait laissé des indices de son départ, de son choix. Elle poussa la porte et pénétra dans la petite chambre. Elle y venait parfois, quand Adam était au lycée, elle s’asseyait sur le lit pour se recueillir, prise de nostalgie et regardait ces murs incarnés, qui reflétaient la vie, les passions de son fils et laissait son esprit revivre les moments heureux de leurs vies. Son regard balaya la pièce. Au-dessus de la commode, il y avait ces affiches des stations balnéaires où ils avaient passé leurs vacances d’été; St Malo, La Rochelle, le Croisic, Quiberon. On les trouvait partout ces clichés du bonheur, banal à mourir, dans tous les lieux à touriste, c'était devenu une mode. Des images vues sous le prisme merveilleux du souvenir, baignées sous un soleil lumineux et intense. Des couleurs mises à plat sans ombre et sans relief, une vision onirique et paradisiaque fausse et trompeuse, aux tons anémiés, pâles, délavées jusqu'à l’écoeurement. A cet instant, elle ne voyait plus dans ses reproductions factices le charme de ces lieux, mais un mensonge à la réalité, aux défauts effacés, pour ne laisser paraître qu’une image absurde, édulcorée, très loin de la vérité des couleurs vraies du ciel, de la mer, des choses. Comme ces images des magazines retouchées à l’extrême où toutes les couleurs sont truquées, comme si ces représentations voulaient lui faire croire à un monde merveilleux, un monde rêvé pour échapper à une réalité devenue trop présente, trop violente à regarder, mais qui n’existe nulle part. Elle y avait cru à ce monde parfait, idyllique, mais son fils, lui, était dans un autre monde, bien réel celui-là, cruel et sans pitié. Un monde où tout lui échappait. Elle s'asseya et se laissa basculer sur le lit, le regard perdu, fixé sur la blancheur du plafond. Un vide blanc sans limite, tel un trou immaculé où son esprit pouvait tomber à l’infini sans rencontrer d’obstacles et sombrer dans le néant.
Par quoi devait-elle commencer ? Le bureau, bien sûr, s'il avait caché quelque chose à son intention, c'était là qu’il l’aurait mis sûrement, dans un livre ou dans un tiroir. Elle fouilla, retourna toutes les piles de feuilles, ouvrit tous les livres, rien, il n'y avait rien. La commode peut-être, entre deux pulls ou deux t-shirts, non rien, là non plus, pas de mot, pas de message. Dans un cadre posé sur la commode on le voyait souriant, heureux. Quand avaient-ils pris cette photo, déjà ? Ces yeux bleus illuminaient son visage. Derrière, une maison en pierre blanche éclairée par un soleil ardent, réhaussait le sentiment de pureté. Ce devait être en été pendant les vacances dans les Landes. Ils étaient partis tous les trois et avaient campé tout le mois de juillet près de l’étang de Léon. Ils faisaient de longues promenades à vélo dans les forêts de pins. Elle se souvenait de ce petit poème qu’il avait écrit derrière une photo. Elle l’avait gardé longtemps dans son sac, ils souriaient heureux tous les deux, leurs visages faiblement éclairés par la lueur d’une bougie placée au milieu de la tente. Un clair obscur qui faisait le charme de ce souvenir. La photo était floue et mal cadrée, mais Adèle l’aimait particulièrement. Adam avait écrit au dos au feutre bleu ces quelques mots : “Petite flamme qui vacille, éclaire nos visages. Révèle de ta lumière nos sentiments qui s'animent dans la pénombre. Cachés à la clarté du jour, ils attendaient l’obscure intime où seul le pâle halo de ton feu brille et dévoile le secret de nos cœurs libérés”. Elle se souvenait de cette belle soirée qu’ils avaient passée ensemble à discuter et à rire à la lueur d’une bougie. Ce poème, c'était un cadeau de son fils pour la remercier de ce moment de bonheur partagé. Peut-être ses plus belles vacances. Les années avaient passées mais elle n’avait jamais retrouvé ce lien fusionnel de cette époque qui les unissait. Petit à petit, leurs relations s'étaient distendues. Elle l’avait perdu sans y prêter attention. Elle le regrettait. A l’image de ce poème, la lumière n’avait jamais vraiment éclairé sa vie, son existence était restée dans l’ombre des autres, cachée. Les années passaient, rien de ce qu’elle espérait, n'était venu illuminer ses jours. Seul Adam éclairait son chemin, mais depuis sa disparition les ténèbres étaient retombées sur ses frêles épaules.
La solitude la glaça. Elle avait fouillé partout dans la chambre mais rien, pas un mot, pas un message, pas un signe à son intention. Elle n’avait pas vu le temps passé. Quelle heure était-il ? Déjà le soir posait son voile sombre dans les ruelles du bourg, les bruits s'atténuaient, distants, avalés par la pierres des maisons, s'enveloppant de mystère comme s’ils appartenaient déjà à la nuit. Soudain, elle eut l'idée farfelue d'allumer une bougie en souvenir de ces jours lointains. Elle prit la petite lanterne en métal qu’elle gardait dans la cuisine et la déposa sur le rebord de la fenêtre de la rue pour qu’elle soit visible des passants. Une flamme pour veiller à ce que les ténèbres ne gagnent pas, pour qu’ils n'engloutissent pas ses espoirs, pour guider Adam dans son errance et qu’il retrouve le chemin de la maison.
Demain, elle irait signalé la disparition d’Adam à la gendarmerie. Elle avait déjà trop attendu. Christophe n'était pas d’accord, mais que pouvait-elle faire d’autre ? S’il y avait une chance de le retrouver, une chance d’expliquer sa disparition alors elle devait la tenter. Elle devait tout dire, tout expliquer, ne rien omettre. Elle n’avait rien à cacher, rien à se reprocher. Elle avait toujours été une mère exemplaire faisant tout pour sa famille. Alors comment expliquer qu’Adam avait choisi de partir sans un mot. Elle se sentait coupable de ne pas avoir su deviner le mal qui devait ronger Adam pour quitter comme ça sa famille. Elle ne reculerait devant rien, ni personne pour retrouver sa trace.
Un bruit de clés l'a sortie des ses pensées. Elle descendit les escaliers avec frénésie, espérant qu’Adam revenait. Au bout du couloir sombre, à peine éclairée par les lampadaire de la rue, Christophe refermait la porte.
- Bonsoir. Tu n’as pas l’air heureuse de me voir.
- Si bien sûr. J'espère seulement que ce soit Adam.
- Toujours rien?
- Non, rien.
Son mari était-il sincère ? Son intérêt pour la disparition d'Adam était-il feint ? Avait-il joué un rôle dans son départ inexpliqué. Comme croire cet homme qui ne manifesté aucune empathie pour son fils. Elle lui semblait qu’il avait posé la question comme ça, comme quand on demande si demain il fera beau. Elle aurait préféré rester seule, seule à attendre et espérer.
*
Le lendemain, devant les gendarmes, elle avait décrit les conditions dans lesquelles Adam avait disparu. Ils l'interrogèrent sur la dernière journée où elle l'avait vue. Elle expliqua qu’il avait déjeuné ensemble comme chaque matin et qu’il était parti ensuite au lycée en moto.
- Vous n’avez rien remarqué d’anormal, de suspect dans son comportement ? lui demanda le brigadier.
- Non rien,
- Êtes-vous proche de votre fils, madame ?
- Oui.
- Et votre mari ?
- Quoi mon mari ?
- Comment prend-il la disparition de votre fils ?
- Comme un père, il s'inquiète aussi.
- Vous ne vous êtes pas disputé avec lui ?
- C’est toujours un peu tendu avec son père.
- Et au lycée, il n’a pas de problème avec des camarades ?
- Pas à ma connaissance.
- Des problèmes de drogue.
- Non.
- Vous avez regardez dans ses affaires ? Il vous a peut-être laissé un message, un indice.
- J’ai cherché, je n’ai rien trouvé.
- Avant de partir, il a peut-être préparé un sac avec des vêtements. Il ne manque rien dans sa penderie ?
- Je n’ai pas vérifié. je regarderai tout à l’heure en rentrant.
- Bien. Nous allons enregistrer votre demande. Vous savez, dans ce genre d’affaires, il est difficile de mener une enquête. De plus votre fils est majeur. Je suis désolé de vous le dire, mais sa disparition n’a rien d'inquiétant. Pour que nous puissions ouvrir une enquête, il faudrait que les circonstances du départ de votre fils soient… inhabituelles. Or tout ce que vous me rapportez n’a rien de singulier. Plus de quarante mille personnes disparaissent chaque année en France, dont plus de trente mille sont retrouvées. J’ai enregistré votre déposition. Nous vous tiendrons informé, madame.
- Vous ne pouvez rien faire d'autre ?
- Malheureusement comme je vous l’ai dit, votre fils est majeur.
Adèle se doutait bien que les gendarmes ne pourraient pas faire grand chose. Il fallait attendre et espérer que le peu d’investigation qu’ils feraient apporterait des réponses. Mais le brigadier avait levé un point important, le sac d’Adam où était-il ? Quand elle avait fouillé sa chambre, elle ne l’avait pas vue. Pourquoi ?
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