16 - L’appel de Justine
Son téléphone sonnait et vibrait sur le bord de l'évier de la cuisine depuis trop longtemps, elle savait qu’elle n’avait que quelques secondes pour décrocher. Le temps d'essuyer ses mains sur le torchon aux carreaux rouge et blanc que les sonneries avaient cessé. Ces derniers jours, elle passait la plupart de son temps dans la cuisine ou derrière les fenêtres à regardait les passants. L'écran affichait, appel manqué: Justine. Adèle souria, heureuse de voir que la jeune femme ne l’avait pas oublier. Elle espérait tant son coup de téléphone. Elle tenait parole. Enfin, elle rapellait. Avait-elle trouvé des informations intéressantes ? Adèle relança le numéro, de l'extrémité de son index sur l'écran tactile. Au bout de deux sonneries la voie de Justine emplissait la pièce, lui donnant vie, là où encore il y avait un instant, elle se préparait à passer la soirée seule devant une salade.
- Allo.
Adèle reconnut la voix si particulière de Justine, douce avec une pointe de mélancolie. Cette voix lui faisait du bien, l’apaisait, heureuse d’entendre une amie qui se souciait comme elle de la disparition de son fils.
- Bonjour Justine, la maman d’Adam. Je n’ai pas eu le temps de décrocher. Je t’ai mis sur haut parleur. Je suis seule à la maison. Comment vas-tu ?
- Je vais bien merci.
- Je suis contente de t'entendre Justine.
- Moi aussi, mais vous comment allez-vous ?
- Mieux serait un peu fort, mais je survis.
- J’ai des nouvelles à vous donner, continua Justine. J’ai fouiné un peu partout depuis notre rencontre d’hier. J’ai posé des questions à beaucoup de monde et j’ai fini par savoir où était Adam le samedi avant sa disparition, et avec qui il était. Il traînait en ville à Caen près du port avec un certain Thomas. Vous le connaissez ?
Adèle pouvait ressentir dans les intonations de la voix de Justine, la joie d’avoir obtenu ces informations, ce qui la rassurait.
- Non je ne le connais pas, ça ne me dit rien. Thomas comment ?
- Thomas Vandrier.
- Non, ça ne me dit rien.
- Apparemment Thomas est revenu au lycée le mardi, après une journée d’absence, avec la tête amoché. Il avait dû se bagarrer, il avait un cocard à un œil. Ses copains qui l’ont vu ce jour-là m'ont dit qu’il n'était pas très bien. Il avait l’air très inquiet et nerveux. Il demandait à tout le monde où était Adam, si quelqu’un l'avait vu. C’est le jour où vous êtes venu au lycée. Comme vous, lui aussi cherchait Adam. Et soudain il est parti comme s’il fuyait quelque chose ou quelqu'un et depuis on ne l'a pas revu au lycée. Ce qui m'a paru curieux, c'est qu’Adam ne l’aimait pas beaucoup ce Thomas. Alors je me suis demandé pourquoi ils étaient ensemble ce samedi là. J’en suis sûr car des élèves de ma classe les ont vus tous les deux. Bien sûr je suis allé chez lui pour le voir. Ces parents ont fait barrage, mais j’ai insisté et j’ai pu le voir cinq minutes, mais il ne veut rien dire. Il semble très traumatisé. Impossible de savoir ce qu’il on fait ensemble ce samedi. Je lui ai demandé s’il avait des nouvelles d’Adam et s’il savait où il pouvait être. Mais il s’est refermé et m’a demandé de partir.
- Vous pensez qu'ils ont pu se battre tous les deux ? Ce qui expliquerait sa tête amochée.
- Mais s'il s’était battu avec Adam, lui aussi aurait eu des marques de coups. Et vous n'avez rien remarqué ?
- Non, je n'ai rien vu. Adam n’avait pas de trace de coups.
- Effectivement, je ne pense pas qu’ils se soient battus ensemble. Vous m'avez dit, quand on s’est vu au lycée, que votre mari avait eu un comportement étrange avec Adam, mais vous ne m'avait pas dit à quoi vous pensiez. Votre mari a peut-être eu une altercation avec Thomas pour une raison que j’ignore, alors Adam aurait eu peur de le croiser au lycée et aurait choisi de disparaître ?
- Non, je ne le pense pas, c’est trop radical. Adam est resté à la maison dimanche et il m’en aurait parlé s’il s'était passé quelque chose de grave samedi.
Adèle finissait par douter de tout. On lui avait caché tant de choses. Son fils lui disait ce qui n’allait pas d'ordinaire, son manque de franchise l'étonnait et l’hypocrisie de son mari la révulsait, la mettait hors d’elle. Elle se sentait trompée, dupée. Il se passait des événements terribles et personne ne lui avait rien dit.
- Ce qui est sûr c'est que tous les trois sont impliqués dans la même histoire, reprit Justine.
- Qu’est ce qui vous fait penser ça ?
- J’ai reçu un message de votre fils samedi soir, me demandant le numéro de Thomas.
-Quoi ?
- Je ne l'avais pas, mais j’ai pu l’obtenir par une personne qui fréquente Thomas et je l’ai envoyé à Adam.
- Donc ils ont échangé ensemble ?
- Probablement, mais je ne sais rien sur ce qu’ils se sont dit ce soir-là. Comme vous le savez, je n’ai revu ni Adam, ni Thomas.
Alors Adèle raconta ce qui la tracassait.
- Justine ce qui est sûr, c’est que ce samedi soir-là, mon mari est monté dans la chambre d’Adam en pleine nuit, pendant que je dormais. Je me suis réveillée, je ne sais plus pourquoi, mais mon mari n'était plus dans le lit. Comme il tardait à revenir, alors je me suis levé pour savoir ce qu'il se passait. C’est là que j’ai compris que mon mari était dans la chambre d’Adam. Discrètement, j’ai écouté leur conversation. Je ne sais pas très bien ce qu’ils se sont dit, je n’ai pu entendre que quelques mots, ils parlaient de téléphone, de photos. La nuit suivante, il y est retourné. Quand il est revenu se coucher, il m’a dit qu’Adam ne dormait pas, qu’il était encore sur son téléphone à faire je ne sais quoi et qu’il lui avait demandé d'arrêter. Mais j’ai eu du mal à le croire.
- Vous pensez que son père l’a poussé à partir.
- Difficile à dire.
- J’ai fouillé la chambre Adam, à la recherche d’un mot, d’un indice, mais rien. Par contre il manque des affaires dans sa penderie et son sac de sport n’est plus là.
- S’ils ont passé une partie de la journée ensemble, il s'était sûrement passé quelque chose en lien avec Thomas. Comme ça je ne vois pas. Je ne connais pas très bien Thomas, mais il est estimé pour être un bon joueur de poker. Ils participent à des tournois et il en a remporté quelques-uns. Il profite de cette petite notoriété pour toiser tout le monde avec condescendance, vous voyez le genre. C’est pour ça que je ne vois pas Adam traîner avec lui.
- Il joue au poker, s’exclama Adèle.
- Vous pensez que ça peut avoir un rapport.
- Bien sûr, je pense même que c’est la clé de tout, que tout est lié, ça ne peut pas être un hasard. Et si Adam a disparu, c’est sûrement en rapport avec ce qui c’est passé ce samedi là. Son père joue aussi au poker, et nous nous sommes disputés à ce sujet. Depuis qu’il s’est remis à jouer notre vie est un cauchemar, il rentre tard, ce n’est plus le même homme. Quand il était à l'université, il jouait beaucoup. Il était devenu complètement addict à ce jeu. Il se vantait d'être le meilleur joueur de tout le campus, jusqu’au jour où il a fait perdre trop d’argent à un camarade, ça faisait rire Christophe d’avoir ce pouvoir. Sauf que ce garçon ne l’a pas supporté. Il ne pouvait pas rembourser sa dette et il s’est jeté de la fenêtre de sa chambre du crous. Christophe ce jour-là m'a promis de ne jamais rejouer, qu’il se sentait coupable de la mort de cet étudiant. Ça a été un vrai électrochoc, il a pris conscience que le jeu le rendait fou. Mais le drame était fait. Il a tenu sa promesse pendant des années jusqu'à ce qu’il brise son serment. Tout est devenu différent à la maison. Notre couple n’allait déjà pas très bien.
Adèle se confiait à Justine sans réserve, lui révélant ce qu'elle avait de plus intime dans sa vie comme si elles se connaissaient depuis longtemps. L'amitié qui naissait avec cette jeune femme, grandissait brutalement, dans l’urgence, Adèle se donnait totalement sans retenue. Était-ce la nécessité de percer le mystère de la disparition d’Adam qui lui faisait transgresser la pudicité dont elle faisait preuve d’ordinaire avec tout le monde ? Cette jeune femme s’était montré si gentille qu’elle ouvrait son cœur, livrer ses faiblesses, ses doutes, épuisé de retenir ses sentiments plus longtemps.
- Vous pensez que j’ai mis le doigt sur quelque chose d’important, se félicitait Justine ?
- Il faut absolument que tu saches ce qui c’est passé avec Thomas.
- Mais il refuse de me rencontrer.
- Je pourrais peut-être lui parler. Comme je suis la mère d'Adam, il se confira peut-être à moi.
- Je n’en suis pas sûr et ses parents ne vous laisseront pas l'approcher. Il est cloîtré chez lui, il est terrorisé à l’idée de revenir au lycée. Même ses parents ne comprennent pas pourquoi il se comporte de cette façon. Mais ils protègent leur fils. Il faut attendre, on n’a pas le choix. D’ici quelques jours il reviendra sûrement au lycée. J'essaierais à nouveau de lui parler. Il ne peut pas manquer trop de cours, les examens sont pour bientôt.
- Je ne sais pas ce qu’il y a derrière cette histoire, mais Justine fait attention à toi, ne te mets pas en danger. C’est peut-être plus compliqué et plus grave qu’on ne le pense.
- Oui, madame, je serais prudente.
- Appelez-moi Adèle.
- Très bien Adèle. Au revoir. Je vous rappelle si j'apprends autre choses.
- Au revoir Justine.
Adèle raccrocha, elle repensa à tout ce qui avait été dit. Elle aurait aimé prolonger cette discussion encore quelques minutes. Parler de son fils lui faisait du bien et Justine lui apportait tellement de réponses. Elle se sentait apaisée, une partie des ses tourments avait disparu. Bien sûr ce sentiment ne durait pas. L’angoisse et le désespoir referaient surface. Pour l'instant elle garderait tout ce que Justine lui avait révélé pour elle. Elle n’en parlerait pas à Christophe. C'était trop tôt, trop d'incertitudes subsistaient, trop de zones d’ombre restaient à éclaircir. Mais elle finirait par le mettre au pied du mur, devant ses responsabilités, si Adam était parti, il en était la cause. Une chose était sûre, le poker était au centre de toute cette histoire. Elle en était persuadée, Christophe avait replongé et rien ni personne ne pourrait le sauver. Il avait rompu sa promesse. Le drame du passé, la mort jadis de cet étudiant n’avait pas suffit à l'arrêter, à le dissuader de rejouer. Il avait entraîné son fils et Thomas était déjà une victime de sa folie.
*
Début avril, quelques jours après sa déposition, les gendarmes étaient passés à la maison annoncer qu’ils avaient retrouvé la moto d’Adam, grâce à la plaque d'immatriculation, chez un poissonnier de Ouistreham. Un hasard, lors d’un contrôle, l’officier avait vérifié le numéro et avait fait le rapprochement avec la disparition d’Adam qui figurait comme l’ancien propriétaire de la moto dans le système d'immatriculation des véhicules. Pendant l’interrogatoire, l’homme avait indiqué qu’Adam lui avait vendu pour une somme dérisoire avant de prendre le bateau pour l'Angleterre.
- Il était pressé. Il demandait à tout le monde sur le marché si quelqu’un voulait lui acheter sa moto. Il disait qu'il avait besoin d’argent pour partir. J’ai compris que je pouvais faire une bonne affaire alors je l’ai acheté. Enfin j’ai fait ça pour lui rendre service, je ne suis pour rien dans sa disparition.
Après vérification, effectivement Adam figurait parmi les passagers du 11 mars programmé à 16h30. Personne à la gare ne se rappelait de ce garçon. Il était passé inaperçu, un passager parmi d'autres. La piste s'arrêtait là. Leur enquête se heurtait à l'impossibilité d’aller plus loin. Difficile de savoir ce qu’Adam était devenu après son arrivée outre-manche. Ce qui la rassurait c’est qu’il était vivant quelque part en Angleterre. Bien des questions restaient sans réponse. Mais une lueur d’espoir s'offrait à elle.
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