18 - Le téléphone

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Les jours passaient, elle n’avait toujours aucune nouvelle de son fils. Les premiers temps, elle regardait son téléphone à chaque instant, obnubilée par cette idée qu’il allait lui faire signe là maintenant, que ce n'était qu’une question de secondes, guettant le moindre message, se précipitant à chaque sonnerie, heureuse, persuadée que c'était lui, mais aussitôt déçu par ce qui apparaissait à l'écran, elle reposait le téléphone. Elle finit par haïr cet objet inutile n’affichant que des messages publicitaires imbéciles, sans intérêt. Sept semaines s’étaient écoulées depuis le jour de sa disparition. Pourquoi restait-il silencieux ? Adam avait décidé de partir, de s'éloigner d’eux, mais il ne pouvait pour autant la laisser dans l'ignorance. A cet instant, que faisait-il, était-il toujours en Angleterre ? Elle retournait régulièrement voir les gendarmes mais ils n'avaient aucune information à lui fournir. Justine, de son côté, fidèle amie, appelait de temps en temps. Elle était heureuse d'avoir quelqu'un à qui parler, à qui confiait ses peines et ses angoisses. Quand Thomas avait repris les cours une semaine après son premier appel, elle espérait que Justine obtiendrait ses aveux, qu'elle saurait le faire parler, mais il restait mué, la fuyait et rentrait chez lui dès les cours finis pour ne croiser personne, murer dans la solitude et l’isolement, toujours traumatisé par ce qu’il lui était arrivé. Ainsi les jours s'écoulaient, rien de nouveau ne venait éclairer la disparition d'Adam, rien ne venait apaiser ses attentes. Christophe lui s’absentait de plus en plus le soir sans donner de raisons. Elle ne lui demandait plus d'explications, las d’avoir à se battre contre cet homme indifférent à ses souffrances. Il vivait comme deux inconnus sous le même toit, ne se croisant que pour les repas du soir, couchant encore dans le même lit. Combien de temps cela allait-il encore durer ? Christophe s'était empressé de ranger la chambre d'Adam alors qu’il n’y rentrait jamais d'ordinaire. Il avait placé dans des cartons tout ce qui lui semblait superflu, illusoire, sans intérêts, et les avait monté au grenier, comme s'il voulait effacer l'existence de son fils. Il ne restait presque plus rien qui aurait pu identifier la personne qui occupait la pièce, elle semblait abandonnée depuis longtemps, alors qu’Adam vivait encore là il y a à peine deux mois. La poussière recouvrait déjà le dessus des meubles.

Comme le premier mai était férié, Adèle disposait d’une journée entière de repos. Elle se mit en tête, pour tromper son ennui, de ranger le grenier, de faire un tri dans tous ses cartons remplis de ces choses dont elle n'avait plus besoin maintenant, qui depuis bien trop longtemps embarrassaient cet endroit poussiéreux et traînaient là haut oubliés depuis des années. Toutes ces choses d’un autre temps qui encombraient le présent dont elle ne voyait plus l'utilité. Ces affaires de petite fille, puis d'adolescente, qu’elle avait conservait comme des reliques. Elle gardait tout, les tickets, les dépliants, les cartes de toutes ses visites et les concerts qui depuis des années égayaient sa vie. Elle les conservait dans des boîtes à chaussures. Elle se souvenait de pratiquement toutes ses sorties qu’elle avait faites enfant avec ses parents. Elle accumulait, entassait avec méthode pour ne rien oublier, pour garder une trace, un souvenir. Chaque fois qu'elle replongeait dans ces cartons elle revivait chaque instant avec nostalgie. Il était tant de faire le tri. Ce jour de congés, c'était l'occasion propice de faire du tri dans toutes ces vieilleries. Elle pourrait prendre tout le temps nécessaire pour sélectionner ce dont elle voudrait se débarrasser définitivement. C'était un exercice qu'elle appréhendait. Elle avait besoin de temps pour se faire à l'idée de perdre à jamais ses affaires. Il lui était difficile de choisir entre garder ou jeter. Depuis toujours elle avait de la peine à se débarrasser franchement des choses. Il devait y avoir un temps plus ou moins long, une sorte de sas de décompression, entre le moment où elle décidait de mettre au rebut et le jour où elle se débarrassait définitivement des choses. Elle avait besoin de ces reliques matérielles pour se souvenir de son histoire. Mais elle ressentait le besoin et devait faire son deuil du passé. Elle avait entassé tant de choses depuis qu’ils avaient emménagé. Tout ce bric-à-brac passait de mode, tombé en désuétude et n'intéressait personne. Il y aurait bien dans tout ça quelques bricoles à donner à des œuvres et dont elle pourrait se débarrasser sans regrets, ni sentiments et qui aurait ainsi une seconde vie.

Le grenier sentait la poussière sèche et chaude. La toiture, bien qu’elle ait été isolée depuis leur installation, laissait pénétrer une chaleur lourde et étouffante. Depuis plusieurs jours, le soleil de mai accablait la région d’une température caniculaire. Était-ce le bon moment pour s'enfermer sous ce toit brûlant ou l’air surchauffé lui piquait la gorge ? Elle venait rarement à cet étage, pourtant elle aimait cet endroit. Il régnait dans ce lieu, confiné sous les pentes de la toiture, dans l'air poussiéreux, une atmosphère de plénitude et de solitude, d'où se dégageait une impression mystérieuse qu’elle appréciait. Elle redécouvrait chaque fois ce grenier avec le même plaisir puéril de l’enfant qui cherche un trésor. Tous ces cartons cachaient forcément un secret à dénicher. C’etait stupide bien sur, il n’y avait rien de merveilleux dans ces vieilleries pousireuses. Elle n’avait rien à y faire, à part se débarrasser des reliques qu’elle ne voulait plus voir mais qu’elle aurait encore bien garder malgré tout, comme un ami que l’on peut venir voir quand les choses vont mal. C'était idiot, elle le reconnaissait. Christophe le lui avait dit plusieurs fois.

- Pourquoi gardes-tu tous ces trucs ? Ça ne sert plus à rien et ça ne servira plus jamais. Tu t’agrippes au passé, c’est malsain. Et en plus ça prend une place folle, on ne peux rien ranger d’autre, tu prend toute la place avec tes cartons. Tu devrais ranger tout ce bazar et le plus tôt sera le mieux.

- Oui, je sais il faut que je m’y mette.

Comme à son habitude Christophe était direct, brut. Il lui assénait des mots de reproche, elle se sentait blessée dans ce qu’elle avait de plus intime. Mais Adèle traînait. Sauvegardait des morceaux d'elle-même, des reliques de son histoire, comme autant de marqueurs d’une vie qui s'écoulait inexorablement sans pouvoir la retenir, qu’elle regrettait parfois, c’est ce qui lui importait le plus. Lui ne gardait rien. Il jetait tout sans regret. Ne s'accrochait, ni aux choses ni aux gens et semblait vouloir oublier jusqu'à l'instant présent, une fuite en avant délibéré qu’il imposait à son entourage.

Malgré tout, la nostalgie des choses l’emportait et elle ne jetait rien de ce qu’il lui appartenait. Elle reconnut, malgré le temps, le carton ou elle avait rangé les quelques objets qui avaient appartenu à ses parents. De maigres souvenirs, elle hésita, devait-elle l’ouvrir ? Elle savait exactement ce qu’il contenait; des photos de ses parents, d’elle bébé, des lettres ou son père racontait ses jours de casernement. Ces deux êtres lui manquaient. En dessous, d'autres cartons étaient remplis de cahiers d'écoliers ou elle avait écrit des poèmes appris en classe de primaire, des manuels du lycée aux pages écornées, des pages de cours raturés, des devoirs notés et commentés par ses professeurs. Elle ouvrait les rabats poussiéreux de chaque carton, jetait un œil à l'intérieur, alors un sentiment de lassitude l’envahissait, prise de nostalgie et de remords à devoir trier et jeter, elle refermait le carton épuisait et passait au carton suivant. Elle avait gardé tout ça peut-être dans l’espoir de le partager un jour avec quelqu’un. Mais personne ne s'y était jamais intéressé. Alors à quoi bon conservait tout ça. Elle regardait les dessins aux crayons de couleur illustré avec une grande tendresse et de compassion pour l'enfant qu’elle avait été, des traits simples et maladroits. Il suffisait qu’elle sorte d’un de ces cartons poussiéreux une de ces vieilleries pour que la machine à rêves se mette en route. Elle revoyait son passé défiler dans sa tête. C'était sa façon à elle de revivre les petits instants de sa vie, oubliée, effacée, mais qui reprenait instantanément vie grâce à eux, jaillissant du passé comme d’autant de rappel merveilleux. Mais aujourd'hui, c'était décidé elle ferait le tri, elle devait se donner le courage d'oublier le passé.

Au fond de la pièce, dans le coin le plus sombre. Il y avait trois grands cartons avec le nom “Adam” écrit en lettre capitale. Christophe les avait posés là, peut-être dans l'espoir de les oublier pour toujours dans ce coin reculé de la pièce. Sa main effleura le couvercle du carton, légère comme une caresse, emportant avec elle une mince couche de poussière, laissant la trace visible du passage de ses doigts. Elle souleva le rabat. Le carton n'était pas plein. Essentiellement des livres et quelques objets empilés sans précautions que Christophe avait retiré de la chambre d'Adam. Elle referma le rabat, elle ne voulait pas aller plus loin dans l'exploration de ses objets de peur de raviver des souvenirs douloureux. Car tous ces rappels de l’absence d’Adam la hantaient, la torturaient, des reminiscence surnageant au-dessus de toutes les autres comme d'insubmersibles monstres, surgissant à l'improviste et emportant son cœur dans les profondeurs noires pour s’en nourrir. Maintenant, elle savait que les souvenirs les plus douloureux sont ceux qui vivent le plus longtemps. Elle reprit le tri de ses affaires. Ranger, faire de la place dans ce grenier minuscule, c'était la tâche du jour. Une petite boîte en carton trônait au-dessus d'autres cartons plus gros. Il fallait bien commencer par quelque chose. Elle souleva le couvercle. À l'intérieur des copeaux de bois torsadés couleur saumon cacher un précieux objet. Elle le retira de son emballage avec précaution. Du papier soie l’enveloppait. Elle reconnut le petit poudrier qu'Adam lui avait offert pour son anniversaire. Il devait avoir dix ans. Il avait dû se donner du mal pour dénicher cet objet. Le couvercle sculpté d'élégants rinceaux de fleurs avait gardé tout son éclat de bois précieux. Il s'était vidé de son fond de teint. Elle le regarda avec nostalgie. Le manipulant dans tous les sens pour l'admirer. Le poudrier lui échappa des mains. Le petit objet roula sous le meuble. Elle poussa un cri.

- Qu’est ce que je suis maladroite. Où était-il passé ?

Derrière la poussière accumulée, les toiles d'araignée et l'atmosphère sombre du grenier mal éclairé, il était difficile de le distinguer.

- Je n’arriverai pas à le rattraper. Il est trop loin.

Elle descendit chercher une lampe torche dans la cuisine et de quoi récupérer l’objet. En descendant les escaliers, elle essayait de repenser au jour où elle avait rangé cet objet. Comment pouvait-elle avoir oublié ce merveilleux poudrier dans le fond d’un carton. Trop de souvenirs lui revenaient en mémoire et elle fut submergée par ses émotions et les larmes lui vinrent aux yeux. Elle remonta au grenier armé du balai, alluma la lampe et éclaira sous le buffet. A la troisième tentative, elle réussit à le faire rouler et le ramener au devant du meuble. C’est là qu'elle remarqua un autre objet qui pendait dessous près d’un des pieds, retenu par un ruban adhésif. Elle braqua le faisceau lumineux sur l’objet. Elle allongea le bras pour l'attraper. C'était un téléphone enveloppé dans un sac hermétique transparent. Elle reconnut le téléphone, c’était celui d’Adam. Comment pouvait-il être là ? Adam ne se serait jamais séparé de son téléphone. Et pourquoi serait-il parti sans le prendre avec lui ? Ce ne pouvait être que Christophe qui l’avait placé là. Mais pourquoi le cacher sous ce meuble ? Elle débarrassa le sac plastique des toiles d'araignée et de la poussière qui le recouvrait et sortit le téléphone. La gorge serrée, elle le contempla, le retourna, le manipula, mais impossible de le rallumer, la batterie était complètement déchargée. Elle avait cherché partout une trace, une preuve de l'implication de Christophe dans le départ de son fils. Maintenant elle la tenait entre ses mains. Il ne pourrait plus nier. Il fallait absolument le rallumer et regarder ce qu’il y avait dedans pour voir ce que Christophe voulait absolument lui dissimuler. Elle serait, enfin, le fin mot de cette histoire. Mais avant de lui en parler, elle devait vérifier le contenu et devait-elle lui en parler ? S’il avait caché c'était sûrement pour une bonne raison.

- Merci seigneur.

Elle remerciait la providence de l'avoir amené dans le grenier. Toute cette suite d'événements n'était pas due au hasard, mais au ciel.

Elle glissa le téléphone dans sa poche, la rage au cœur, décidé à mettre Christophe devant ses responsabilités. Elle prit soin de ranger les cartons et remit le petit poudrier dans sa boite. Elle ne devait laisser aucune trace de son passage au grenier.

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