19 - L’église Saint Samson
Une odeur douce et apaisante d'oliban flottait entre les colonnes, emplissant l’air froid de l’édifice. Dès qu’elle franchissait les lourdes portes capitonnées de l'église, son corps s'imprégnait de cette atmosphère tranquille et silencieuse, l’isolant du reste du monde. Une présence rassurante l’a pénétré, elle éprouvait un sentiment de plénitude et d’apaisement. Elle ressentait au plus profond d’elle-même la présence de Dieu. Ses pas, sur les tomettes de terre cuite, résonnaient sur les arches blanches de style gothique. Les douzes coups de midi venaient de sonner. Les allées étaient vides, seule une femme, assise sur un banc, priait tête baissée face à la statue immaculée de la vierge, érigée au fond du transept sud. Quelques lumignons brillaient dans la pénombre de leurs flammes fragiles, ballottées par les faibles courants d’air, donnant vie aux ombres et à la sainte. Elle remonta le bas-côté, du haut de la dernière croisée, le Christ en croix lui faisait face. Elle s’arrêta devant une des stations où le Seigneur tombait pour la première fois sur le chemin de croix et se signa.
Elle avait gardé l'âme pieuse. Dès son plus jeune âge, elle fut imprégnée de religion. Enfant, le soir, elle se revoyait s’installer avec sa mère à côté du petit poêle à charbon dans la chambre de ses parents, posé à un mètre de leur lit, sa mère lui donnait à manger des gâteaux avec de la confiture, ces parents n'était pas très riches et c'était la seule nourriture qu’ils mangeaient le soir avant d’aller au lit. Puis, elles se mettaient à genoux, faisaient le signe de croix et récitaient le Notre Père avant de se coucher. Mais petit à petit, ce moment privilégié où elles se retrouvaient ensemble s’arrêta. Adèle ne se souvenait plus de la raison. Avait-elle trop grandi ? Sa mère s'était-elle lassée de ce rituel quotidien ? Ou était-ce son père qui, moins croyant que sa femme, lui demanda d'arrêter, agacé de les voir tous les soirs répéter les mêmes bêtises devant lui ? Elle ne savait pas. Alors pour rester près de Jésus, avant de dormir, elle entretenait ce rituel seule dans son lit. C'était devenu un besoin, une action nécessaire, indispensable à son équilibre, comme celui de manger ou de boire. Un enfant ne doute pas de ce que lui répète sa mère jour après jour. Elle est le début, l’origine, la source où s’abreuve son besoin de connaissances naissant. Alors elle faisait le signe de croix comme sa mère le lui avait appris, récitait sa petite prière, ajoutait quelques paroles pour le seigneur, lui parlait parfois de sa journée, persuadée que là-haut quelqu’un l'écoutait, bienveillant. Elle devait parler fort, blotti sous ses draps, car quelques années plus tard sa mère lui révéla qu’elle entendait ses prières, elle souriait heureuse d’avoir transmis à sa fille l’amour de dieu. Le premier métier qu’elle eut aimé faire était celui de prêtre ou curé. Elle trouvait ce métier plein d’amour et d'empathie envers les autres. Mais bien sûr, les femmes ne font pas des prêtres. Puis, elle grandit, mais sa ferveur ne tarissait pas. Elle suivait le catéchisme le mercredi après-midi. Sa mère l'encouragea à aller à la messe. Ainsi chaque dimanche matin, avant que ne résonne les cloches, elle enfilait ses plus beaux habits et elle partait à l’église. Chemisier blanc, jupe et veste sombres, elle se sentait un peu coincé dans ces vêtements trop propres, trop neufs à son goût. Mais, elle avait une certaine fierté à se sentir remarquable. Sa mère prenait un soin tout particulier à la rendre impeccable. Lavée de la veille, elle faisait sa grande toilette tous les samedis en fin d’après-midi, elle pouvait ainsi aller à la messe sans honte. Il fallait être beau et bien présentable. Elle la peignait, la brossait, l'examinait sous toutes les coutures avant de l’autoriser à sortir de la maison. Elle était propre et élégante, tel un bonbon glacé sur le trottoir, parmi les voisins, aussi apprêtés qu'elle. Puis elle partait pour la messe, tout endimanché. Elle entendait résonner les cloches qui appelaient les fidèles. Il ne lui fallait pas plus de dix minutes pour parcourir à pied la route jusqu’à l’église de son quartier. Les portes du parvis étaient toujours ouvertes, même en hiver. La nef se remplissait dans un brouhaha de chaises et de paroles entremêlaient, où chacun s’installait à sa place, pour être vu par ses congénères, au mieux du curé qui reconnaissait ses fidèles. Elle aussi prenait invariablement la même place chaque dimanche sur les bancs du transept sud, c’est là que les enfants de la paroisse devaient s'asseoir. Le curé pouvait ainsi contrôler, si ceux qui suivaient le catéchisme, étaient bien présents à la messe et ne manquaient pas le jour le plus important de la semaine. Ne pas être présent à la messe le dimanche, sans excuse ou raison valable de façon répétée, aurait pu lui être préjudiciable et elle n'aurait pu faire sa communion. Tous les mercredi matin, elle allait au catéchisme. Une dame lui racontait l’histoire de Jésus. Pour elle c’était une merveilleuse histoire. Mais elle ne comprenait pas vraiment ce qu’elle voulait lui enseigner. Elle suivait par obligation, plus que par envie, cet instruction hebdomadaire. Les récits, les images, cela ne représentait rien pour elle. Le seul lien qu’elle parvenait à faire avec tout ça, c'était la fête de noël. La naissance de Jésus, c’est tout ce qu’elle retenait. C’était quoi la finalité de tout cet enseignement ? Elle fit sa petite communion, puis la communion solennelle en aube blanche. Pourtant le soir dans son lit elle priait Dieu. Elle récitait le notre père que sa mère lui avait appris. Chaque dimanche, elle écoutait la messe, toujours un peu distraite, surprise quand il fallait s'asseoir ou se lever, baisser la tête ou la lever au son de la petite cloche que les enfants de cœur dans leur tenue immaculée, faisait résonner. Quand elles tintaient, tout le monde inclinait la tête, s’en suivait un long silence interminable où son esprit vagabondait, écoutant les bruits, les toux, les craquements de bancs, les raclements de gorges, comme si ce silence pesait à tous et que chacun essayait de remplir, de combler au mieux, discrètement pour se donner un peu de contenance. Puis les clochettes raisonnées de nouveau et tout le monde relevait la tête. Elle observait autour d'elle et elle mimait les autres, s'appliquant à reproduire les mêmes gestes. Elle se signait, au nom du père, du fils, et du saint esprit, Amen, dans un même élan d’appartenance à cette communauté, uni dans ses gestes. Elle participait ainsi, sans conviction, ni intérêt, à l’office, un peu contrainte et forcée. Elle ne chantait pas très fort de peur qu’on la remarque, qu’on l’entende, que sa voix se distingue. Elle voulait rester discrète, le plus invisible possible. Craignant que son imposture ne se dévoile aux yeux de tous. D'ailleurs, elle ne connaissait, ni les paroles, ni la musique, reprenait les refrains sans conviction, se laissait porter par la voix des plus enthousiastes. Elle se sentait ridicule à vouloir suivre l’ensemble des fidèles dans leur ferveur. A la communion, elle se mettait dans la file, redoutant que le curé refuse de lui poser le petit hostie sur la langue: “Tu as péché Adèle et je ne tait pas vu à confesse, que fais-tu là ?” Cette peur la tenait jusqu'à ce que le prêtre lui dise: “Le corps du Christ", auquel elle répondait: “Amen”. Alors elle ouvrait grand la bouche, tirait la langue, alors il déposait l’offrande sur sa langue. Elle revenait s’asseoir, surprise qu’on ne lui ait pas refusé la communion et attendait que le petit hostie fonde. Cette fine rondelle de pâte, couleur crème, se désagrégeait lentement dans sa bouche, fondait dans sa salive. Chaque fois elle s’en étonnait; “Le corps du Christ, le corps du Christ” se répétait-elle, pendant qu’il disparaissait lentement dans sa bouche, “Le corps du Christ a le goût fade du papier”. Elle attendait, impatiente que la messe se termine. Quand l’abbé prononçait: “Allez dans la paix du Christ”, elle savait qu’elle serait bientôt libre. Elle irait chercher le pain ou le gâteau du dimanche à la boulangerie, en face de l’église et elle pourrait rentrer à la maison, mettre la table comme elle le faisait chaque dimanche et manger en silence comme on lui avait appris.
Pendant la messe, invariablement, une étrange sensation la saisissait, elle sentait des cornes lui pousser sur la tête, drôle d'impression qui la faisait sourire sur son banc en écoutant le curé réciter son office. C'était son petit secret. Elle était prise d’une envie de diablerie, d'impertinence, d’offense à la cérémonie. Ce délire intérieur ne concernait qu’elle, c'était comme une exaltation qu’elle essayait de faire durer le plus longtemps possible. Le haut de sa tête s'engourdissait, des picotements parcouraient ses bosses frontales. Elle sentait une délicieuse sensation lui parcourir le front. Elle souriait béate. Elle était là sur son banc imaginant sur sa tête ces petites cornes que personne ne voyait. C’était son petit blasphème, son petit péché. A l'école, elle faisait toujours le pitre. A l'église ce n’etait pas possible. Alors elle s'inventait un personnage, c'était plus fort qu'elle, il fallait qu’elle laisse vagabonder son imagination. La messe était beaucoup trop longue pour elle. Rester assise tout ce temps, c’était impossible. Il fallait qu’elle se fasse remarquer. Elle se retournait sans cesse pour donner un livre, pour le reprendre. Elle avait du mal à rester en place. Alors ce personnage cornu la distrayait. Elle s'en était fait une habitude, elle avait besoin de ce petit instant de délire intérieur, possédait par une force incoercible qui la poussait à ce sacrilège. Elle n'en avait jamais parlé à personne. C'était trop idiot. Elle voulait être différente des autres, elle voulait attirer l’attention, pour qu’on s'occupe d’elle.
Son père ne les accompagnait jamais. Lui si anticléricale, une aversion imbécile dictée par une tradition qu’il aurait été incapable d'expliquer. Défendue et dictée par le grand-père communiste qui s'élevait contre toutes ses superstitions et baliverne religieuse. Malgré tout, elle fit sa première communion, puis sa communion, après une retraite au patronage. Et brusquement tout s'est arrêté. Elle ne fit pas sa confirmation. Elle l'avait souvent regretté.
Elle était entrée dans l'église en quête de soutien et de réponses, fatiguée, attendant un secours de là-haut. Dieu n’est il pas là pour aider et soutenir ce qui souffre ? Les épreuves qui l'accablaient, renforçaient pourtant sa foi. Elle s’appuyait sur les paroles de l'évangile pour trouver la force d’avancer. Il lui arrivait parfois de venir s'asseoir le soir sur un de ces bancs et passait quelques instants à prier dans le silence apaisant avant de reprendre sa vie triste et fade. Elle s’y sentait en sécurité, les bruits de l'extérieur lui parvenaient étouffés et lointains. Il lui semblait que rien ne pouvait l'atteindre derrière ses murs épais, protégée comme dans une forteresse, où la présence de Dieu, veilleur éternel, assurait la garde. Elle adressait quelques mots simples au christ, lui parlant comme à un ami. Elle s’installait alors derrière une colonne et priait, fidèle aux saintes paroles, elle se cachait aux regards des autres fidèles, mais elle choisissait surtout cette place pour se préserver des indélicatesses des touristes venus visiter la région et qui pénétrait dans ce lieu de prière bien souvent sans retenue. L'édifice se transformait alors en un lieu bruyant, sonore, où la prière et le recueillement devenaient difficiles. Comme à son habitude, elle prit place sur un banc près d’une colonne. Elle regarda le Christ de pierre, presque nu sur la croix, la bouche ouverte, les yeux révulsés, regardant vers le haut, vers le ciel, semblant implorer le secours du très Haut qui ne viendra pas. C'était la première fois qu'elle ressentait ses sentiments en regardant le Christ en croix; la trahison, la souffrance et la mort. Comment le Christ pouvait-il représenter l’amour. Comme si, toutes ses années de croyance avait étouffé son esprit critique. On lui avait tant répété, “aime ton prochain comme toi-même”; l'amour de son prochain dans l'abnégation de soi, en quelque sorte. Enfin, c’est ce qu'elle avait compris, le don de soi pour les autres. Elle ne voyait pas la cruauté de la crucifixion, mais le don de soi. Souffrir n’avait aucune importance, si c’est pour quelque chose de noble. Mais l’autre n’est pas soi. Ainsi, elle avait fini par mélanger amour et souffrance. Mais devait-elle souffrir par amour. Devait-elle tout accepter ? Elle joignit les mains et dans un murmure elle supplia.
- Seigneur ramène moi mon fils, ramène moi mon fils. Je ne sais pas où il est. Il a disparu. Aide le à retrouver le chemin de la maison. Aide-moi à le retrouver. Prends pitié d’une mère qui souffre et pleure son fils. Seigneur ramène moi mon fils. Donne-moi la force d'affronter mon mari, de lui faire face. Aide moi Seigneur.
La femme qui priait dans la chapelle se leva en bousculant légèrement sa chaise dont les pieds traînèrent sur le sol. Un bruit assourdissant transperça la paix des lieux, arrachant au silence une plainte sinistre qui résonna en écho contre les voûtes et fit sursauter Adèle. La femme passa près d’elle sans la regarder, indifférente. Souffrait-elle aussi ? Venait-elle chercher comme Adèle, le réconfort et le courage de continuer auprès de ce Dieu sourd aux souffrances de ses créatures ? La porte d’entrée grinça et rebondi avec fracas puis, plus rien, laissant un trou, un creux dans l’espace vibrant des lieux, qu’un silence glaçant vint combler, dans l'air à nouveau immobile de l'église. A nouveau les bruits du monde extérieur disparaissaient, s’effacaient, laissant place à une sombre solitude pesante, chargé de désespoir qui vint s'abattre sur les épaules arrondies d’Adèle. Elle attendit quelque instant de recouvrer la sérénité qu’elle était venue chercher en entrant. Enfin apaisée, elle pouvait sortir le téléphone de sa poche. Elle l’alluma et regarda la photo d'Adam sur l'écran d’accueil. Adèle resta encore quelques minutes assise sur le banc, la tête baissée, puisant dans la quiétude paisible et profonde de l'église, la force de retourner chez elle.
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