20 - Le choix

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Ce matin-là, elle se leva la première pour ne pas le croiser. Christophe dormait encore, son corps sous la couette, lui semblait monstrueux, effrayant. Elle avait le temps de se préparer, de manger, il ne se lèverait que dans une heure. Sa décision était prise, ce soir, elle le mettrait face à ses mensonges. Avant de partir, elle dressa la table pour son petit déjeuner comme elle le faisait depuis des années, avec regret, presque avec dégoût, déposa le petit carré de papier jaune près de son bol, pour qu’il soit aussi visible que possible, le repris, le déplaça un peu, se ravisa, le reprit encore, hésita un instant, puis le reposa à nouveau sur la table sans précaution, quitta la pièce et enfila son manteau. Mais pourquoi prendre ce risque. C'était une folie, elle le savait, mais c'était la seule solution qu’elle avait trouvé pour l'obliger à parler, elle espérait obtenir des réponses à ses interrogations qui la tourmentaient depuis des jours. C'était ça ou reprendre le cours de sa vie bancale. Et puis qu’importe le choix qu’elle ferait, les deux issues étaient une souffrance. Pourtant se taire, reculer devant cette crainte de l’affronter lui paraissait plus facile. Elle avait peur de le défier. Le courage lui manquait, elle avait si souvent plié devant lui. Elle aurait voulu être forte et résister. Si elle renonçait, alors le temps s'écoulerait jusqu’au soir puis, suivrait une nuit sans sommeil, longue et froide jusqu’au petit matin dans ce lit qu’ils partageaient encore. Elle resterait allongée sous les draps, sur le bord du lit pour éviter le contact, loin de ce corps qu'elle ne désirait plus. Elle se tiendrait là, immobile toute la nuit pour ne pas qu’il la touche. Elle redoutait ses mains, ses caresses sur sa peau, sur son corps, enfin qu'il la souille et surtout elle ne voulait pas sentir sa semence visqueuse couler entre ses cuisses, cela l’a révulsé. Elle refusait d’être l’objet pour assouvir ses besoins, mais elle n’avait jamais eu la force de lui dire non. Si elle se donnait encore à lui c'était par peur. Jamais plus il ne la toucherait. Et demain, comment sera demain. Elle ne voulait pas l'imaginer ou ne savait que trop ce que cela voulait dire. Les jours ne pouvaient plus se succéder comme ça, elle devait mettre fin à ce simulacre. Elle ne pouvait pas continuer indéfiniment cette comédie de douleur. Avant de sortir de la maison, elle se retourna, marqua un temps d’arrêt et regarda vers la cuisine. Résignée, elle passa la porte et ferma à clé. Elle regagna sa voiture en se pressant. Ne pas penser, agir, rester en mouvement, pour ne pas laisser la frayeur prendre le dessus. Elle alluma la radio et monta le son. Occuper son esprit pour ne pas douter, pour ne pas regretter et oubliait ce qu’elle avait mis en marche le temps du trajet. La journée serait longue. Malgré tous ces efforts, pendant toutes ses heures de travail au salon, ses pensées s'attardaient toujours sur ce qu’elle avait écrit sur le petit bout de papier; “Ce soir, je veux savoir ce qui c'est passé avec Adam”.

Quand elle revint vers midi, il avait débarrassé, fait la vaisselle, mais le mot était toujours là en évidence au centre de la table. Il l’avait lu forcément. Un retour en arrière était impossible, elle avait enclenché l’irrémédiable, la confrontation aurait lieu, maintenant c’était inévitable.

*

Le bruit des clés dans la serrure la fit sursauter. Il revenait déjà. Pourtant elle le savait, c'était l’heure où il rentrait chaque jour après son travail. La journée était passée avec ce sentiment d'abstraction, hors du temps. Elle avait passé une grande partie de l'après-midi debout derrière la vitre, le regard perdu espérant toujours voir Adam marcher sur le trottoir d'en face et revenir à la maison. Elle s’était laissé surprendre, elle n’avait pas vu les heures passées à observer, sans vraiment les voir, les passants par la fenêtre du premier étage, emportée par ses noires pensées. Elle regardait, absente, s'écouler les heures dans la petite rue en bas de chez eux. De temps en temps elle reprenait ses esprits, abattue, elle repartait s'occuper des tâches ménagères sans conviction puis revenait comme un animal abandonné se coller derrière la fenêtre. Elle regrettait d'être là dans la maison à cet instant. Pourquoi n'était-elle pas partie ? Elle aurait voulu être ailleurs. Peut-être avait-elle espéré qu’il ne reviendrait pas. Bien sûr, c'était impossible. Malgré les tensions de plus en plus palpable qui s'étaient installées dans leur couple, il revenait chaque soir. Quand il rentrait, après ses heures de bureau, parfois tard après avoir traîner et jouer je sais ou, elle se tenait loin de lui. Maintenant le matin, elle était heureuse et soulagée de le voir partir. Elle resterait seule pendant de longues heures. Sans cette présence, qui lui était devenue insupportable depuis des jours, des semaines. Ce qu’elle redoutait le plus c'était ces longs week-end interminables. Comment pouvait-elle encore endurer cet homme ? Tout en lui l'a révulsée. Elle aurait dû le quitter depuis bien longtemps, mais comment faire sans se mettre en danger, sans mettre en péril sa vie précaire avec le maigre salaire qu'elle gagnait au salon de coiffure. Se loger, manger, s’habiller, tout un quotidien à recréer. Comment ferait-elle pour survivre ? Elle ne pouvait pas tout laisser derrière elle et si son fils revenait. Elle était tiraillée entre ces deux extrêmes, ces deux choix incompatibles, irrémédiablement opposés. Elle en rêvait sans jamais oser aller plus loin. Parfois, elle regardait pendant de longs instants la petite valise qu’elle rangeait dans le placard de la chambre. Elle partirait le plus loin possible, loin de cette existence morne, enfin libre. Elle laisserait derrière elle, cette vie, cette maison, cet homme. Mais elle ne pourrait jamais oublier. Il reviendrait un soir et elle ne serait plus là, elle s’effacerait de sa vie sans un mot, sans un adieu. La maison serait vide et silencieuse. Il la chercherait, l'appellerait, mais elle serait déjà loin. Dans un train vers où, elle ne savait pas, mais loin d’ici. Dans ces moments d’aveuglement, elle sortait sa valise, la posait sur le lit, l'ouvrait et s'imaginait la remplir, emportant avec elle ses quelques affaires personnelles. Tout le reste n'avait plus de valeur à ses yeux. Alors elle saisissait ses affaires dans l'armoire, mais se ravisait brusquement et les reposait aussitôt, accablée, prise d'un vertige insurmontable qui l’a faisait chanceler. Elle s'asseyait sur le bord du lit pour reprendre ses esprits. Son élan s'éteignait, son rêve n’était plus qu’un mirage inaccessible flottant dans ses yeux perdus. L’image de son fils lui revenait. Elle le savait. Elle s’en sentait incapable. La porte claqua, il était rentré. Elle entendit le cliquetis de son trousseau de clés sur le meuble à l'entrée du couloir. Même ce bruit familier, elle ne le supportait plus. Déjà son odeur lui parvenait, ce parfum bon marché qu’il utilisait chaque matin, une trace olfactive qui le suivait partout, qui imprégnait l'atmosphère de toutes les pièces où il passait. Même absent, cette odeur lui survivait longtemps après qu’il eut quitté une pièce, rappelant son existence, comme un halo fantomatique. Elle chercha dans la maison un endroit où il ne pourrait pas la trouver. Elle ne voulait pas le voir, pas tout de suite. Elle voulait encore garder un peu de temps, cette intime solitude qui lui faisait du bien, cette tranquillité apaisante, rester encore un instant seule avec sa mélancolie. La maison lui semblait bien petite. Elle ne pourrait pas lui échapper longtemps, il faudrait bien qu’elle se montre, qu’elle l'affronte, elle ne pouvait pas continuer à faire semblant, semblant de l'écouter, semblant d'être heureuse avec lui, semblant de l’aimer et qu’elle continue à partager avec lui cet espace insuffisant, devenu au fil des jours, trop étroit pour y vivre ensemble. Toute cette hypocrisie la révulsait. Les murs de la maison se resserraient sur elle. Elle se sentait à l'étroit dans cette demeure ou même la décoration n'avait plus d'attrait. Elle ne pouvait plus mentir jour après jour, jouer la comédie, tricher avec la triste vérité qu’elle ne l’aimait plus, et bien plus maintenant qu’elle avait comprit. C'était trop. Elle était épuisée. Elle alla dans la chambre d’Adam, poussa légèrement la porte pour ne pas faire de bruit et s'asseya sur le bord du lit vide. Elle mit ses mains sur son visage et respira à l'intérieur de ses paumes jointes. La chaleur de son haleine enveloppa son visage. Elle rentrait en elle-même, quelque second suspendu à l'éternité du temps, devant le mur blanc de ses pensées. C'était sa façon à elle de s'échapper, de faire le vide. Quelques instants de répit avant de reprendre le cours de sa vie. Elle devait faire face ou continuer à faire semblant. C'étaient les seules options. Des bruits lui parvinrent de la cuisine. Que faisait-il, que cherchait-il ? Un tiroir se ferma, une porte claqua. Puis, plus rien, le silence. Elle n’entendait que le bruit de la ventilation dans la salle de bain et sa respiration dans ses mains. Il l'appela depuis le rez-de-chaussée.

- Adèle, tu es là ?

Ces mots lui semblaient froids, austères, presque brutaux. Elle attendit quelques secondes avant de répondre.

- Oui, je suis là-haut.

Elle entendit ses pas dans l’escalier, chaque marche était une souffrance. Elle devait se reprendre, faire face. Elle se mit debout. Son cœur battait de plus en plus vite. C'était un tsunami qui remontait en elle. Elle chercha son mouchoir dans le creux de sa manche et essuya ses yeux.

- J’arrive. Je descends.

Les pas s'arrêtèrent, il ne montait plus. Elle gagnait du temps.

- Tu voulais qu’on parles, alors je t’attends.

Les mots sonnaient, violents et secs comme des coups.

- Je te rejoins en bas, ajouta-t-elle chancelante.

Elle l’entendit redescendre. L’escalier grinça sous le poids de ses pas lourds, de ce corps qu'elle imaginait à quelques mètres d’elle. Elle se sentit soulagée. Elle voulait choisir l'instant où elle devrait l'affronter. Maintenant, il fallait lui faire face, elle le savait, elle ne pouvait plus reculer, il était trop tard, le petit mot sur la table avait tout changé. Elle passa la porte de la chambre et s'engagea dans l’escalier. Elle hésitait encore. Mais comment lui dire qu’elle avait tout compris sans déclencher chez lui la pire des réactions ? Qu’il lui avait menti. Qu’elle avait toujours su, depuis le début. Elle le pressentait. Ses mensonges n'avaient servi à rien. Il lui avait caché la vérité. Elle avait tout compris. Tout devenait limpide. Tout s'était révélé quand elle avait découvert le téléphone de son fils caché sous le buffet. Alors elle sortit de la chambre, résignait, tremblante, décidé à en finir. Elle se figea sur la première marche. Il la regardait du bas de l'escalier, il l'attendait, comme s’il avait compris qu’elle ne céderait pas.

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