8.Le 95 bis de la rue du Crève-Coeur
8.Le 95 bis de la rue du Crève-Cœur
Il était bizarre, Monnier, ces derniers temps. Silencieux, taciturne, et le teint un brin blafard. Faut dire aussi que l'affaire du tricot de corps l'avait salement remué, le Monnier. Il avait même frôlé la mort de près. Et ça, ça vous change un homme.
J'avais bien remarqué qu'à la sortie de l'hosto, il n'était plus tout à fait le même. Ça lui avait foutu un coup quand même, de se faire lever sa nana par un type en marcel alors que lui-même ne portait que des mocassins. Ce même type en marcel qui avait fini par se faire coffrer par Turnier et Moche, vu que j'étais au chevet de Monnier à ce moment-là.
Et puis peu après son retour au bercail, la bourgeoise de Monnier s'était tirée avec la bagnole, les mioches, et tout le toutim. Elle avait dû découvrir le pot, la Rose et tout ça. Pauvre Monnier, limite s'il ne s'était pas retrouvé en slip. Heureusement pour lui, il lui restait son pied-à-terre, juste au-dessus du garage où il avait conçu son fameux vélaire.
- Ah Monnier, je vous cherchais justement. On doit se rendre à Rungis. Une affaire assez obscure de thon saumuré qui aurait mal tourné sur l'étal d'un poissonnier. Après, ça dû partir en sucette parce qu'il semblerait que ledit poissonnier ait été embroché par une arête. Ou qu'il se soit malencontreusement empalé sur un pic à glace, allez savoir... M'enfin bref, toujours est-il que partie comme elle est partie, cette affaire-là à l'air de sentir assez mauvais, à vue de nez en tout cas !
- Ouais, je dirais même que ça refoule sévère, à vous en foutre la gerbe...
- Monnier !
- Ben, ça schlingue à mort quoi !
- Vous avez bu, Monnier ?
- A peine plus de deux litres de café...
- Depuis ce matin ?
- Ben oui, pas depuis Tchernobyl !
- Votre humour à deux euros cinquante me fatigue, Monnier, si vous saviez comme il me fatigue... Vous n'avez toujours pas écoulé vos 75 kg de café Jacques Vabre ?
- Hélas non ! Alors j'invite des potes et tout, mais ça descend pas vite, le café, torréfié ou non.
- Je compatis, Monnier, je compatis... Bon, c'est pas tout ça mais on a du pain sur la planche, là !
- Ah ? J'avais vaguement compris qu'il s'agissait plutôt d'une histoire de thon...
- Ne jouez pas sur les mots, Monnier ! D'autant plus que le divisionnaire nous attend au tournant, suite à l'affaire du tricot de corps...
- Vous savez, je ne suis plus à ça près, Commissaire. Les virages à 180 degrés, et les têtes à queue, tout ça ça me connaît, alors les tournants, vous imaginez bien à quel point je m'en bats les valseuses.
- Vous m'inquiétez, Monnier, avec votre trivialité mal placée et vos métaphores à l'huile de foie de morue, à l'orée même de notre pause méridienne. D'ailleurs, je vais aller de ce pas déjeuner au bistrot du coin. Vous en êtes ?
- Non, merci, ce sera sans moi...
- Allons Monnier ! C'est pas bon de sauter un repas comme ça ! Regardez-moi ça, vous êtes tout malingre, blanc comme un linge même...
- C'est gentil à vous, Commissaire, mais là j'ai affaire. Il est même possible que j'accuse un soupçon de retard tout à l'heure.
- Vous, en retard ? Ça ne vous ressemble pas, Monnier, mais alors pas du tout ! Et puis d'abord, qu'entendez-vous par "affaire" comme vous dites ?
- Allez vous empiffrer de thon "Petit navire", de maquereau des Carpates ou de truite saumonée si ça vous chante, Commissaire, mais je n'ai pas à vous tenir informé de ce que je fais de mon temps libre.
- Vous avez tort de négliger autant votre culture culinaire, Monnier... Monnier?
Il était parti, sans même me laisser terminer ma phrase. Il m'avait abandonné lâchement comme ça, au beau milieu de notre bureau, sans aucune considération, moi qui en avais tant pour lui et détestais par-dessus tout manger seul.
Ça me travaillait, "l'affaire de Monnier", beaucoup plus que celle du thon de Rungis. Sûr que mes pâtes Bolino aux fruits de mer allaient me rester sur l'estomac si je restais là sans rien faire. Monnier était en train de se fourrer dans un sacré pétrin, et si mon instinct de flic se trompait parfois, j'étais persuadé que cette fois, il ne me trahissait pas.
Je pris donc mon coéquipier en filature jusqu'à la rue du Crève-cœur, là où il gara son vélaire sur le trottoir, faute de place. Puis je le vis entrer au 95 bis et disparaître derrière une lourde porte en bois. Je quittai donc à mon tour mon véhicule de service et avisai la plaque dorée qui surplombait l'interphone. "Maison de Rendez-vous". Je n'en revenais pas : Monnier forniquait avec des prostituées. Ca alors ! Cependant, habitué à ne pas me fier aux apparences, souvent trompeuses, je sonnai de l'index et une voix sourde me répondit.
- Qu'est-ce que c'est?
- Bonjour Madame. Je me demandais s'il ne serait pas possible de...
- Ecoutez mon mignon, on va pas y passer la journée ! Vous voulez tirer votre crampe, n'est-ce pas ? Et ce à un prix raisonnable - ils veulent tous ça ! Vous avez les biftons qu'il faut, j'espère, parce qu'ici on paye rubis sur l'ongle !
- Certes, mais... c'est combien ?
- Montez donc, que je vous affranchisse des tarifs. Quatrième gauche.
Un bruit nasillard retentit et libéra le verrou de la porte. Je pénétrai dans l'immeuble, puis dans l'antique ascenseur, prêt à tout pour sortir Monnier de cette infâme vie de luxure à laquelle il s'adonnait.
Le quatrième gauche. Je cognai le chambranle. Le cache du judas chuinta deux fois, puis la porte s'ouvrit sur une grosse bonne-femme peu amène, limite morue.
- Entrez donc !
Le vestibule, un rien désuet, n’avait rien de l’antichambre d’Aphrodite, et la grosse bonne-femme me conduisit à son bureau, infiniment plus cosy. Elle s’assit dans un fauteuil de cuir probablement hors de prix et m’invita à faire de même. Je me postai donc en face d’elle, en vis-à-vis.
- J’ignore sur le conseil de quel individu vous avez eu connaissance de notre lupanar, attaqua-t-elle sans préambule, mais sachez avant toute chose qu'il y a des règles qui le régissent. Et la première de ces règles, la plus importante d'entre toutes est la suivante : ici, on respecte les filles. Pas question de pratiques non consenties, de domination sado-masochiste, de propos insultants, salaces et tutti quanti. Parce qu’à la première incartade, c’est la porte. Me suis-je bien faite comprendre ?
- Parfaitement…
- Dans ce cas, passons au second point du règlement : les filles ne sont pas habilitées à encaisser ce que vous devez à notre maison de rendez-vous pour le service rendu. Vous vous en acquitterez donc directement auprès de moi, la TVA étant récupérable, naturellement.
- Naturellement…
- Et bien sûr, au besoin, nous pouvons vous établir une facture pour que vous puissiez la faire passer en note de frais. Nos tarifs débutent à 69 euros pour une gâterie express, et ensuite, ils augmentent en fonction de ce que vous souhaitez. Mais sachez que nous avons également des forfaits très compétitifs qui vont du pack « jouissance-confort » à l'all-inclusing. Le tout étant très bien placé sur le marché, avec des produits de qualité supérieure. Par exemple, j'aurais pour vous la petite Luna de disponible. Une charmante et délicate mise en bouche en tarif découverte à 85,50 euros. Qu’en dîtes-vous ?
- Euh, tout ça m’a l’air très... intéressant mais, est-ce vraiment légal ?
La maquerelle eut l’air gêné par ma question, mais nous fûmes interrompus par une délicieuse demoiselle.
- Greta, excuse-moi de te déranger mais nous avons un problème. Mugnier...
- Mugnier ? Qu’est-ce qu’il veut encore ?
- Il est avec Vanessa mais il dit que ça suffit maintenant, qu’il a prouvé sa fidélité à notre enseigne et qu’il exige d’avoir affaire avec Rose.
- Non, non et non ! Excusez-moi monsieur, mais voyez-vous, certaines personnes ne lisent pas suffisamment attentivement notre brochure - tenez, prenez-en donc connaissance vous aussi. Marie-Sol, explique à Mugnier qu’on ne peut avoir de rendez-vous avec Rose qu’après avoir accumulé les 450 points du forfait « Rose offerte ». Et s’il insiste encore, appelle Raoul et il s’en occupera.
La prostituée s’éclipsa et je pris à mon tour congé, prétextant qu’il me fallait réfléchir encore un peu.
Lorsque je franchis à nouveau la porte de l'immeuble, Monnier était là, recroquevillé à même le sol, le visage ensanglanté de partout. Je me penchai alors vers lui.
- Monnier, ça va ? Appuyez-vous donc sur moi, je vais vous aider à vous relever. Dites-moi, vous êtes dans un sale état ! Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?
- J'ai rencontré Raoul, le pote de Marcel Serre-dent. Putain, ce que j’ai pris comme derrouillée !
- C’est vous, Mugnier, n’est-ce pas ?
- Oui, comment le savez-vous ?
- Oh, une intuition, comme ça...
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